Bonnafous S., Temmar M. (éds.), 2007, Analyse du discours et sciences humaines et sociales, Paris, Ophrys, 165 p., ISBN 2-7080-1158-8

par Salih Akin (E.A. LIDIFra - Université de Rouen)

Dès son émergence dans les années 1960, le champ de l’analyse du discours (désormais AD) a pris appui sur des sciences humaines et sociales, à commencer par la psychanalyse, la philosophie et l’histoire. L’évolution du champ a toujours intégré cette interdisciplinarité devenue constitutive de la démarche. Mais les concepts et méthodes de l’AD ont été essentiellement forgés au sein des sciences du langage. Ce n’est qu’à la faveur d’un rapprochement avec les sciences humaines et sociales et notamment, des sciences de la communication et de l’information que l’AD a intégré dans son champ des concepts et des méthodes interdisciplinaires. C’est de cette interaction de l’AD avec ces sciences humaines et sociales que veut rendre compte le présent ouvrage. Sous son titre « programmatique », l’ouvrage Analyse du discours et sciences humaines et sociales interroge les relations de l’AD avec les disciplines désormais partenaires du champ (l’histoire, les études littéraires, la psychanalyse et la philosophie, la sociologie, la science politique et les sciences de l’information et de la communication).

Publié sous la direction conjointe de Simone Bonnafous, professeure en sciences de l’information et de la communication, et de Malika Temmar, maître de conférences en sciences du langage, l’ouvrage reprend les conférences organisées dans le cadre du séminaire du Céditec (Centre d’Etude des Discours, Images, Textes, Ecrits et Communications) en mars 2005. Le Céditec est une équipe d’accueil interdisciplinaire (3119) de l’université de Paris 12 qui a été créée en 1999 et qui regroupe des enseignants en sciences du langage, en sciences de l’information et de la communication et en sociologie. Plus qu’une nouvelle présentation de l’histoire et des concepts de l’AD, l’ouvrage se veut surtout un livre d’équipe qui vise à restituer ce qui fait la vie intellectuelle du Céditec et à permettre aux membres de l’équipe de faire le point sur la place de l’AD française en Europe et sur leurs pratiques interdisciplinaires.


L’ouvrage est organisé autour de dix interventions présentées dans l’ordre chronologique du séminaire. Après la première intervention qui fait le point sur la situation de l’AD en Europe, les interventions suivantes étudient les relations du champ avec les sciences sociales humaines et sociales afin de mettre au jour des approches complémentaires et des apports mutuels.

Johannes Angermüller, sociologue et auteur d’une thèse franco-allemande sur la conjoncture des sciences humaines et le champ intellectuel en France entre 1960 et 1980, présente un état des lieux de l’AD en Europe. Dans son exploration des pistes peu parcourues, elle fait le point sur l’histoire des traditions européennes de l’AD et révèle trois tendances théoriques majeures (formalisme français, herméneutique allemande, pragmatisme anglo-saxon). Alors que la tendance française s’inspire de la controverse sur le structuralisme des années 1960, de la critique psychanalytique du sujet parlant (Lacan), de l’analyse marxiste de l’idéologie (Althusser), la tendance anglo-saxonne est issue du pragmatisme américain avec les règles organisatrices des interactions et conversations entre les acteurs (Brown et Yule) et de la philosophie analytique anglaise, notamment la théorie des actes du langage d’Austin. Quant à la tendance allemande, qui met l’accent sur une théorie du discours plutôt que sur une méthode, elle s’inspire de la théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, influencé par les courants anglo-saxons. Après ce survol rapide, l’auteur décrit les réseaux (clusters) qui réunissent aujourd’hui des chercheurs de différents pays. Malgré les spécificités des champs nationaux et des cadres disciplinaires, on voit des analyses du discours collaborer et se fédérer un peu partout en Europe autour d’approches et de problématiques communes.

Cette introduction est suivie de cinq communications qui permettent d’appréhender comment l’AD s’articule avec les compagnons, récents pour elle, que sont les sciences de l’information et de la communication et la science politique.

La contribution de Claire Oger étudie l’histoire complexe des relations entre l’AD et les sciences de l’information et de la communication et montre comment leurs positionnements théoriques hétérogènes ont retardé leur rapprochement. Si l’on peut parler aujourd’hui d’une convergence des problématiques, on est encore loin d’une collaboration étroite pour laquelle l’auteur propose quelques pistes.

La contribution commune de Claire Oger et de Caroline Ollivier-Yaniv apparaît comme une entrée méthodologique sur la pratique de recherche transdisciplinaire entre l’AD et la sociologie compréhensive. Fondée sur le postulat que la sociologie compréhensive ne peut mettre à jour la représentation que se font les acteurs sociaux de leurs activités sans accorder une grande partie de son attention aux discours produits par les sujets de l’action eux-mêmes, cette entrée méthodologique fait du discours un point de convergence entre l’AD et la sociologie compréhensive et permet des éclairages mutuels du discours institutionnel et du discours des acteurs sociaux.

La contribution d’Alice Krieg-Planque est une illustration d’une manière de faire en AD. Selon l’auteur, la description du corpus à l’aide des catégories issues de la linguistique et de l’AD peut combiner une interprétation dans la pluridisciplinarité (sciences politiques, histoire, sociologie, anthropologie, philosophie, politique). A partir de sept études de cas, l’auteur montre comment l’on peut travailler sur des unités discursives non-topiques pour étudier les phénomènes d’interdiscours et de polyphonie.

En se basant sur la combinaison d’une approche argumentative et d’une approche de science politique, Juliette Rennes analyse à son tour les polémiques entourant la progression des femmes dans les carrières politiques sous la Troisième République. Elle met au centre de ses investigations la notion de « controverse » à travers les débats et les stratégies politiques et propose une description linguistique et argumentative des traits constitutifs d’une « controverse politique ». En suivant le nœud d’arguments contradictoires qui marquent l’identité discursive de la controverse d’égalité en démocratie, l’analyse évalue le caractère opératoire de certains concepts chers à l’AD, comme l’interdiscursivité (Pêcheux), l’institution discursive (Maingueneau).


A partir d’une approche du discours sociopolitique, Pierre Fiala explore les possibilités d’analyse offertes par les outils informatiques du traitement statistique des données. Le développement de ces outils et l’extension des bases textuelles ont joué un rôle déterminant dans l’intérêt désormais porté aux données empiriques et aux méthodes expérimentales. Après avoir décrit les traits distinctifs du discours politique et présenté les méthodes de la lexicométrie, l’auteur propose une réflexion sur la reformulation de la question du sens et de l’interaction sociale à partir de l’analyse de données.

Ces cinq interventions sur les relations de l’AD avec ses compagnons récents sont suivies de quatre autres placées dans une perspective plutôt historique et épistémologique. Il s’agit de faire le point sur les rapports entre AD et les disciplines qui n’ont pas cessé d’être les partenaires des sciences du langage dans son émergence et ses développements.

C’est dans ce sens que Dominique Maingueneau étudie les relations conflictuelles qu’entretiennent l’AD et les études littéraires. Après avoir examiné les présupposés théoriques et méthodologiques de l’étude du fait littéraire et l’intérêt scientifique que cette étude représente pour l’AD, l’auteur montre comment le développement conjoint d’une linguistique textuelle et d’une linguistique du discours, inspirée par les courants pragmatiques et les théories de l’énonciation, a considérablement enrichi la réflexion sur les énoncés littéraires.

Marie-Anne Paveau, Dominique Ducard et Malika Temmar reviennent, quant à eux, sur les contextes de l’émergence de l’AD en interrogeant les apports respectifs de l’histoire, la psychanalyse et la philosophie dans les années 1960-1970.

L’intérêt de la contribution de Marie-Anne Paveau est de montrer l’éloignement progressif entre l’AD et l’histoire. Sur le plan institutionnel et scientifique, l’AD semble aujourd’hui moins à l’aise dans certaines de ses interdisciplinarités historiques qu’elle ne l’est avec des fréquentations plus récentes au sein des sciences sociales. L’effacement de la dimension historique dans les analyses est lu comme le résultat de conceptions divergentes de l’histoire chez les historiens et les analyses du discours.

La contribution de Dominique Ducard rappelle les liens entre l’AD et la psychanalyse. A travers plusieurs exemples, l’auteur montre comment certaines opérations énonciatives renvoient à l’ordre de la Loi dans le discours et non à la simple subjectivité. L’article fait de nombreuses références à Freud, Culioli, Pierre Legendre, Vincent Descombes pour mettre l’accent sur la dimension intersubjective des pratiques discursives et apparaît comme un plaidoyer pour la portée anthropologique de la psychanalyse.

Enfin, Malika Temmar clôt l’ouvrage par une réflexion sur les rapports entre la philosophie et l’AD. Après avoir étudié les apports de Foucault et d’Althusser, elle montre comment le discours philosophique en tant que discours scientifique peut être étudié par l’AD.

L’ouvrage présente donc un état de lieux complet sur les réflexions interdisciplinaires et les avancées théoriques et méthodologiques dans les disciplines connexes. La clarté et la concision d’écriture de l’ouvrage le rend accessible à un large public, à commencer par les étudiants de Master recherche et de doctorat.



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