Bavoux, Claudine, et de Robillard, Didier, (Dir.), Linguistique et créolistique, Paris, Anthropos, collection "univers créole" 2, 2002, 218 p. par Philippe Blanchet (Centre de Recherche sur la Diversité Linguistique de la Francophonie (EA 3207 ERELLIF) - Université Rennes 2 Haute Bretagne) |
Disons-le d'emblée : il s'agit là d'un excellent ouvrage,
dont le titre ne rend pas suffisamment compte de la richesse et
de l'ampleur du contenu. Car, en onze chapitres dus à huit contributeurs
(les deux directeurs, ainsi que R. Chaudenson, D. Fattier, S. Mufwene,
E. Nikiema, I. Pierozak, L.-F. Prudent), c'est en fait un véritable
état des lieux des études des créoles, et notamment des créoles
à base française, qui est proposé non seulement à un public de (socio)linguistes,
mais également à un lectorat plus large possédant néanmoins des
connaissances pré-requises en sciences de l'homme (cf. postface,
pp. 215-216). Qu'on en juge : genèse, typologie des définitions,
contacts de langues et diglossie, représentations et attitudes,
phonétique et phonologie, lexique (en diachronie et en synchronie),
morpho-syntaxe, usages sur Internet, histoire et situation des études
créoles. A peine semble manquer la question de l'enseignement des
créoles et des créoles dans l'enseignement (associée à celle de
l'écriture des créoles ou en créole), dont l'actualité s'est accrue
récemment en France, qui aurait pu faire l'objet d'un chapitre spécifique,
mais qui se révèle abordée de façon transversale dans différents
chapitres. De plus, elle sera traitée dans le volume Ecole et éducation-Univers
Créoles 3, à paraître, sous la direction de Frédéric Tupin.
Il faut noter que cet ouvrage est centré sur les créoles à base
française et les situations sociolinguistiques françaises.
L'intérêt de la créolistique pour la linguistique en général qu'elle
soit interne ou externe, linguistique tout court ou sociolinguistique,
n'est plus à démontrer : cet ouvrage enrichit, précise et réoriente
partiellement ces apports. Et, si l'on excepte un léger problème
d'intégration des analyses phonologiques proposées au chapitre V
(cf. infra) dans l'ensemble de la démarche de l'ouvrage,
on constatera que les directeurs ont choisi de privilégier la cohérence
théorique et épistémologique : cet ouvrage n'est pas un lieu de
confrontations directes, ni scientifiques ni idéologiques, entre
les tenants de telle et telle option créolistique, (socio)linguistique,
voire glottopolitique. On pourra se reporter pour de tels débats
au n° 8 (décembre 1994) de la revue Plurilinguisme intitulée Créolistique
et grammaire générative, au n° XXIV-1 (2001) de la revue Etudes
créoles intitulé CAPES créole(s) : le débat, ou enfin au
dernier numéro de la revue Etudes créoles (2002) intitulé Genèse
des créoles : à chacun sa vérité. L'ensemble du volume procède
en revanche d'une cohérence explicitée par les directeurs, dans
leur introduction, pp. III-XV, fondée sur le choix d'une approche
sociolinguistique des pratiques et des systèmes, c'est-à-dire en
les observant dans leurs contextes sociaux et en intégrant l'hétérogénéité
comme paramètre essentiel des phénomènes observés.
Pour autant, le panorama qui est dressé avec rigueur et clarté inclut
à la fois d'autres grandes options en créolistique et leur réfutation,
en bonne méthode scientifique. Ce que d'aucuns pourraient interpréter
comme un ton " polémique " chez certains auteurs (cf. infra),
outre les effets du style de chacun, relève bien davantage, à mon
sens, de ce nécessaire dialogue entre les options et du critère
de réfutabilité. L'absence de mention d'autres options, de citations
d'autres auteurs, et de discussion de leurs travaux, révèlerait
au contraire, en creux, le manque d'au moins un critère clé de scientificité
et donc la prédominance d'un esprit partisan. Ce n'est pas le cas
ici et l'on peut féliciter les directeurs et auteurs de ce volume
d'avoir su trouver la voie intermédiaire qui articule cohérence
et discussion, dans un domaine où les positions scientifiques et
glottopolitiques sont souvent conflictuelles.
Mon propos n'est pas ici de faire un résumé de
l'ouvrage, mais plutôt d'en susciter la lecture et de contribuer à
ce dialogue scientifique en proposant quelques réflexions
transversales.
Dans le cadre des apports de la créolistique à la
linguistique, on range souvent la question de la genèse et des
universaux du langage humain articulé, pour la première et unique
fois observable presque directement. Les travaux exemplaires de R.
Chaudenson, ici présentés de façon synthétique (chapitre I),
montrent à quel point, d'une part, le contexte socio-historique a
été le facteur déterminant de la créolisation de la langue de départ
(envisagée dans ses pratiques dialectales réelles) et, d'autre part,
emportent l'adhésion à la thèse de la "double appropriation
approximative" contre celle, plus ancienne, de la "relexification".
Son analyse complémentaire de La formation du lexique des créoles
(chapitre VI), permet de discuter cette appellation contestable qui
perdure, par inertie, depuis la théorie de la relexification :
"créole à base lexicale française", et que l'on retrouve même chez
divers contributeurs de ce volume, pourtant apparemment convaincus
par la démonstration de Chaudenson que les créoles ne sont pas des
langues africaines dont la syntaxe est appliquée à un lexique
français, mais bien des évolutions spécifiques de variétés
populaires du français. La formule proposée, "créole à base
française", représente un bon compromis, qui permet en outre de ne
pas utiliser l'expression créoles français, ambiguë et connotée
d'une certaine hégémonie "métropolitaine". L'attention est ainsi
attirée sur l'histoire intellectuelle de nos terminologies. En
outre, cela témoigne du fait qu'une approche sociolinguistique
sérieuse ne se limite pas à l'étude des usages des codes ; elle
inclut l'étude des codes eux-mêmes dans son champ d'observation mais
selon une méthodologie qui ne les coupe pas des usages en contexte
social.
C'est d'ailleurs à l'histoire de la terminologie
créolistique qu'est consacré, de façon tout à fait complémentaire,
le chapitre II rédigé par S. Mufwene, qui précise notamment l'utile
distinction entre pidginisation et créolisation, sans dissocier
définitivement ce que ces deux processus ont en commun et qui relève
de la dynamique des contacts de langues dans des situations sociales
particulières. La typologie qu'il propose à ce sujet fait le lien
avec le chapitre III, dans lequel D. de Robillard revient sur la
réflexion théorique importante qu'il mène depuis plusieurs années à
partir des phénomènes sociolinguistiques de contacts, de continuum,
et donc l'organisation de l'hétérogénéité (socio)linguistique. On
rappellera notamment ses articles précédents, avec lesquels se
tissent ici par étape complémentaire une intertextualité
scientifique qu'il serait regrettable d'ignorer :
-"Langues,
îles, simplicité, déterminisme, chaos…", dans Des îles et des
langues, revue Plurilinguismes n° 15, 1998, p. 48-66
;
-"Villes, îles, (socio)linguistique. Des fenêtres sur une
linguistique chaotique ?" dans L.-J. Calvet & A.
Moussirou-Mouyama (éd.), Le Plurilinguisme urbain, Paris,
Institut de la Francophonie / Didier, 2000, p. 463-480.
-"Peut-on
construire des 'faits linguistiques' comme chaotiques ?" paru dans
le n° 1 de la revue en ligne Marges Linguistiques en 2001.
Outre
l'efficacité descriptive de ce point de vue (et la proposition de
"modèles" analogiques / métaphoriques - ici les notes flottantes
d'un instrument de musique), D. de Robillard en dessine les enjeux
scientifiques, non seulement pour les études "créolistiques et
(socio)linguistiques", mais pour l'épistémologie des sciences de
l'Homme en général. Et ce n'est pas le moindre apport des études
créoles… C'est au chapitre VIII, consacré à la morpho-syntaxe (le
tiret est de l'auteur) des créoles, que ce mode d'approche des faits
langagiers est mis en œuvre et à l'épreuve d'un objet traditionnel
de la linguistique et de la grammaire (preuve supplémentaire de
l'intégration de l'objet "code" à une (socio)linguistique dont les
parenthèses chères à L.-J. Calvet montrent qu'elle est bien une
autre linguistique, à part entière). Plus précisément, du reste, D.
de Robillard, à partir de cet objet, prend du champ pour accompagner
son analyse d'un regard sur les enjeux d'une telle description et
ses difficultés face à la variation des systèmes.
La contribution
de C. Bavoux (chapitre IV), soulève un autre problème scientifique à
propos, précisément, de données tout ce qu'il y a de plus réelles et
de plus opératoires dans les pratiques quotidiennes des locuteurs et
de leurs langues : les représentations. Ce concept forgé en
psychologie sociale, notamment par S. Moscovici à propos de l'image
publique de la psychanalyse (en 1961), a fait une entrée remarquée,
tant quantitative que qualitative, dans le champ de la
sociolinguistique ces vingt dernières années. Il pose des problèmes
à la linguistique tout court et à "une tradition encore teintée de
positivisme" (p. 58), comme le fait la sociolinguistique en général
(cf. les innovations théoriques de Robillard mentionnées supra)… C.
Bavoux prend soin d'en donner une définition : "des images mentales,
socialement construites, reliées les unes aux autres dans un
imaginaire (…), foncièrement pragmatiques en ce sens qu'elles sont
nées de l'action, constitutive de l'action, et tournées vers
l'action (…)" (ibid.) et d'en montrer les liens avec les
notions de croyances et d'idéologies (cf. aussi p. 65-66). La
pertinence de l'analyse des représentations sociales (issues chez
les psycho-sociologues de leur pratique du terrain) est confirmée
par la mise en œuvre de ce concept sur le terrain
réunionnais.
C'est avec cette même perspective heuristique qu'I.
Pierozak sonde à la fois la "nouvelle donne" sociolinguistique (p.
160) qu'Internet procure notamment à des langues diglossiquement
écartées des écrits traditionnels de prestige comme le livre, et
l'intérêt de la perspective créolistique (p. 169) pour le français
sur Internet (et j'ajouterai pour toute langue véhiculaire, par
exemple l'anglais). Comme les autres contributions, ce chapitre IX
fournit quantité et qualité de matériaux et de données.
Seuls deux chapitres sont moins bien intégrés à
l'ensemble, probablement parce qu'ils portent sur des objets plus
traditionnellement "linguistiques" et où les théories et méthodes de
références sont souvent encore des approches structuralistes et/ou
générativistes peu compatibles avec une approche sociolinguistique.
On n'en saura que davantage gré à leurs auteurs d'avoir participé à
ce volume collectif et de s'y être insérés. Le chapitre V, consacré
par E. Nikiema à "Phonétique et phonologie des créoles", part,
pourtant, de l'idée selon laquelle "les caractéristiques
phonologiques des créoles sont semblables à celles du français,
modifiées des paramètres spécifiques à leur évolution" (p. 78) et
qui semble cohérente avec la théorie de l'appropriation
approximative. Mais cette étude, très informative, claire, et
soucieuse de détail, me semble rencontrer deux difficultés. D'une
part, l'auteur part de "l'hypothèse de travail (…) que les
propriétés structurales phonologiques des divers CBLF sont, pour
l'essentiel, les mêmes" (ibid. ; CBLF = "créole(s) à base
lexicale française"). D'autre part, il "compare" son objet
(l'ensemble des CLBF, donc) à une phonologie unique d'un français
standard, dont la pertinence n'est en l'occurrence assurée ni en
diachronie (ce n'est pas de ce système que proviennent ceux des
créoles) ni en synchronie (ce n'est pas non plus ce système avec
lequel les créoles sont aujourd'hui en contact, parce que ce n'est
pas un système effectivement utilisé par les francophones, ou si
peu). Il y a là un écart méthodologique (démarche
hypothético-déductive, distinction "langue / parole" - p. 93 - et
données non recueillies auprès d'informateurs) par rapport à
l'ensemble de la démarche du volume, même si l'auteur a le souci
d'intégrer de nombreuses variables à son analyse (y compris celle
"du" français populaire). Une méthodologie d'enquête phonologique de
terrain, centrée sur des variétés attestées (idiolectales, puis
dialectales), cherchant moins strictement à établir des "règles" et
plus ouverte vers la pertinence sociale des variables phoniques,
serait probablement plus significative. Mais cette rencontre
dynamique entre une phonologie "linguistique" et une démarche
(socio)linguistique globale est une ouverture à
suivre…
Parallèlement, le chapitre VII, consacré à une approche
synchronique du lexique haïtien par D. Fattier, présente une
lexicologie sur le plan "de la structure" (p. 111). L'analyse
elle-même se lit avec intérêt, tant pour les données produites que
pour la clarté de l'exposé, mettant en relief certains procédés de
morphologie lexicale représentatifs du créole haïtien (pp. 115-127),
mais elle est précédée d'un cadrage général un peu trop "didactique"
(pp. 111-115), où l'auteur a toutefois eu la bonne idée de donner
les exemples en créole haïtien. Du coup, c'est dans ce chapitre le
choix de traiter le créole indépendamment de toute autre langue qui
laisse un peu le lecteur sur sa faim, même si le terrain haïtien
(où, en synchronie, le français est souvent fortement absent)
explique ce choix. Mais c'est peut-être l'aspect trop fortement
descriptif et le manque de perspective transversale qui frappe le
plus au regard du reste du volume, comme en témoigne la conclusion
de ce chapitre, qui tient en trois lignes : "l'haïtien comme toute
langue naturelle dispose de principes propres de formation de ses
unités lexicales complexes (les mots construits et les autres).
Comment pourrait-il en être autrement ?" (p. 126) suivies d'une
citation de Saussure sur l'arbitraire du signe et la motivation
secondaire.
Les deux chapitres qui closent le volume reviennent sur le développement des études créolistiques en France (R. Chaudenson, chapitre X) et sur ce "qu'apporte la créolistique au monde" (L.-F. Prudent, chapitre XI). Le bref historique rédigé par R. Chaudenson, probablement le meilleur connaisseur de la question, montre à quel point la recherche scientifique est soumise aux aléas des institutions et de ses acteurs, tout en témoignant d'un réel développement, tant quantitatif que qualitatif, porté par une réalité sociale incontournable : les créoles à base française sont, au-delà de leur intérêt scientifique particulier, des langues bien vivantes, à la fois symboles de situations socio-historiques marquantes (qu'il s'agisse de leur genèse ou de leurs situations actuelles souvent originales - comme à Maurice, aux Seychelles, dans les Caraïbes non françaises…), et les plus pratiquées des langues dites "régionales" de France. Le bilan provisoire dressé par L.-F. Prudent a toutes les qualités attendues d'un chapitre final : ouverture de la notion de créolisation vers des perspectives plus larges, notamment culturelles, rappel de l'histoire de la créolistique, explicitation dynamique de "l'irruption de la glottopolitique" (p. 198) et de ses effets à la fois sur et par les pratiques des créoles (donc sur et par leurs locuteurs) et sur les études créoles.
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