Tournier M., 2007, Les mots de Mai 68, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, collection " Les mots de ", 123 p., ISBN 978-2-85816-892-7

par Régine Delamotte (E.A. LIDIFra - Université de Rouen)

Petit livre en 10,5/21, couverture totalement rouge et, en vignette rouge sur noir, le visage de Cohn-Bendit à Nanterre en mars 1968. Sorti fin 2007, quelques mois avant le déferlante des ouvrages, revues et articles de presse sur les événements de 68, ce volume est publié en l’honneur de « quelques morts non identifiés de Mai 68 et en souvenir du militant Omar DIOP, élève à l’école normale supérieure de Saint-Cloud, compagnon de Daniel Cohn-Bendit à Nanterre, expulsé de France et suicidé à 24 ans dans une geôle sénégalaise ».

La collection Les mots de, qui publie ce livre, propose sous forme de brefs abécédaires les mots propres à une discipline ou à un thème. Dans le cas présent, l’usage de la succession alphabétique offre l’avantage à l’auteur d’une entière latitude pour remémorer les événements de mai 68, sans les contraintes d’une mise en forme narrative. Cet inventaire laisse de plus au lecteur le choix de se plonger comme il l’entend dans ce moment d’histoire.

Maurice Tournier, chercheur au CNRS en Sciences du Langage, a créé et longtemps dirigé le laboratoire de lexicométrie politique à l’ENS de Saint-Cloud. Il a fondé la revue MOTS, les langages du politique (Lyon, ENS Editions).

L’avant-propos du livre met en exergue une déclaration de Michel De Certeau en 68 : « Les révolutionnaires de Mai ont pris la parole comme on a pris la bastille en 1789 ». En effet, la « révolution » fut largement verbale et s’est revendiquée comme telle : « la parole est à nous ! », « assez d’actes, des mots ! ». Pour Tournier, cette parole proférée et écrite permet de redessiner les évènements grâce au vocabulaire qui les a parcourus, voire même créés : « Mots sur tracts, sur affiches, sur les murs, les banderoles, les pancartes, mots de manifs, de discours oraux ou placardés, lancés, transcrits à chaud, mots répétés, mais aussi marqueurs, en bien, en mal. »

La collecte de ces mots de mai a commencé dès 1968 et s’est poursuivie par la multiplication et la diversification des sources de production, individuelles, collectives, institutionnelles, spontanées. Il s’agissait d’un projet commun à deux séminaires de 3 ème cycle, l’un à l’ENS de Saint-Cloud, l’autre à l’Université Lyon 2. L’objet de recherche (le vocabulaire de mai 68) et l’outil d’analyse (la lexicométrie) étaient identiques aux deux équipes. Les travaux ont été nombreux durant les dix années qui ont suivi, dont l’ouvrage collectif, paru en 1975, aux Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques et réédité en 1978 par Champ Libre : Des tracts en mai 1968. Mesures de vocabulaire et de contenu.


La philosophie du recueil de ces mots réside dans l’appréhension des valeurs et des conditions sociales de leur énonciation. Tournier explique : « avant de décider des mots en tant qu’êtres de raison, il faut interroger leurs raisons d’être. » L’auteur signale aussi que le surgissement verbal de 68 n’a rien eu d’hasardeux, les discours proférés alors couvaient depuis longtemps : « il est révélateur que les mots de Mai aient été déjà là quasi prêts à l’emploi. »

C’est pourquoi l’objectif principal de l’ouvrage n’est pas d’expliciter leurs contenus (ce n’est pas un dictionnaire avec des définitions de mots), mais d’évoquer plusieurs dimensions de leur apparition. Voici quelques exemples des moyens d’identification. L’origine du mot : fascistes dans « les fascistes prétendent envahir Nanterre », premier mot du premier tract du 22 mai. Son site d’emploi : femmes dans « jeunes femmes rouges toujours plus belles », grand hall de la faculté de médecine. Sa source énonciative : récupération dans « l’heure de la récupération du mouvement de mai est venue », Bulletin de liaison du Club Convention n° 8. Son destin : pendre avec les tripes : dans La révolte des anges d’Anatole France, un diablotin racontait « j’habitais Paris et je fus de ce souper où l’on parla d’étrangler le dernier prêtre avec les boyaux du dernier roi », la formule a été reprise sur les murs sous la forme « l’humanité ne sera heureuse que le jour où le dernier bureaucrate aura été pendu avec les tripes du dernier capitaliste », puis reformulée maintes fois en divers endroits : « …le dernier cardinal aura été pendu avec les tripes du dernier homme d’Etat », « …le dernier des sociologues aura été étranglé avec les tripes du dernier bureaucrate », « …le dernier capitaliste sera pendu avec les tripes du dernier gauchiste », etc.

Le volume s’ouvre sur une chronologie des événements faite en trois parties et sept étapes, allant du 1 er mai au 16 juin 1968. Ainsi sont ventilés quantitativement en trois grands moments les mots de mai : d’abord « la révolte étudiante », ensuite « la grève générale ouvrière » et enfin « la reprise en main ».

Abécédaire, cet ouvrage ne se lit pas, il se consulte en se référant à l’index final. Celui-ci donne des entrées qui se renvoient les unes aux autres, traduisant des regroupements d’une parole en acte qui font historiquement sens. Si l’on trouve de façon sémantiquement prévisible un bloc tel que « consommation, consommateur, consommer, marchandise, marché, marchande », on a aussi affaire à des rubriques du type « culture, culturel, Odéon, cinéma, art, Che Guevara, création, créateur, créatif, imagination, imaginer, avenir » pour lesquelles la justification de l’inventaire se trouve dans les faits et les discours du moment.

Une bibliographie sommaire termine l’ouvrage. Elle est suivie de quelques pages blanches intitulées « vos mots » que l’auteure de ce compte rendu, qui a vécu mai 68 au cœur de la Sorbonne, s’est empressée de remplir ! Qu’on lui permette donc, en conclusion, une petite note personnelle. J’ai gardé de cette époque un volume de la revue Europe, de juillet-août 1968, consacré à Jules Vallès et précédé d’articles sur les événements de 68 dont celui de Roger Bordier intitulé « Ces mots dont nous n’aurons plus peur ». A consulter l’ouvrage de Tournier, avec nos yeux d’aujourd’hui, cette affirmation pourrait devenir interrogation. Ne lit-on pas, par exemple : « être réactionnaire, c’est justifier et accepter la réforme sans y faire fleurir la subversion » ?

 




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