Jean-Baptiste Marcellesi (Thierry Bulot et Philippe Blanchet coéditeurs), SOCIOLINGUISTIQUE. Épistémologie, Langues régionales, Polynomie, L'Harmattan, Collection Espaces Discursifs, 308 pages.

par Fabienne Leconte (UMR CNRS 6065 DYALANG - Université de Rouen)


La publication de l'ouvrage de Jean-Baptiste Marcellesi comble un vide en sociolinguistique. Il n'existait pas jusqu'alors d'ouvrage réunissant les principaux textes de l'auteur, qui est pourtant un des pères fondateurs de la sociolinguistique. Les textes réunis ici étaient dispersés dans des revues et, pour certains, difficiles d'accès. C'est tout le mérite de Philippe Blanchet et Thierry Bulot d'avoir sélectionné certains articles, écrits entre 1970 et 1999, pour nous les présenter selon les trois axes majeurs retenus pour organiser le volume : "L'épistémologie de la sociolinguistique", "Langues régionales et sociolinguistique" puis "Polynomie et sociolinguistique du corse".


La première partie, "L'épistémologie de la sociolinguistique", s'ouvre par un entretien biographique. L'entretien, "Parcours d'un sociolinguiste : De la langue corse au discours politique" (je serai tentée d'ajouter "et vice versa"), met en perspective le parcours intellectuel de Jean-Baptiste Marcellesi, et permet de mieux appréhender la genèse de certains textes, l'évolution de la pensée de l'auteur. Ce faisant, on situe les débats, les prises de position dans leur contexte historique et social. L'éclairage qui nous est donné ici sur l'histoire récente de la (socio)linguistique permet, notamment à ceux qui n'ont pas vécu cette période, de mieux comprendre les débats et enjeux actuels. Viennent ensuite deux articles consacrés à l'épistémologie. Le premier, "De la crise de la linguistique à la linguistique de la crise : la sociolinguistique", fait le point sur l'état de la discipline en France et ailleurs, les orientations en cours (en 1980), les différents domaines couverts et présente brièvement certains concepts majeurs. Pour en citer une liste non exhaustive : glottopolitique, minoration, hégémonie culturelle, communauté sociolinguistique, épilinguistique, problèmes d'enseignement, problèmes de méthode, etc.. Cet état de la discipline, centré sur la France, est mis en perspective par le chapitre suivant, écrit à la même période (1981), "La sociolinguistique italienne et le colloque de Bressanone". Le détour par l'Italie permet d'éviter un regard trop franco-français.



La seconde partie, "Sociolinguistique et langues régionales", couvre une période plus longue, de 1975 à 1994, les textes étant présentés par ordre chronologique. Les concepts évoqués dans le chapitre un y sont tour à tour expliqués et développés. Le premier article, écrit en 1975, "Basque, breton, catalan, corse, flamand, germanique d'Alsace, occitan : l'enseignement des 'langues régionales' " ouvre le numéro de la revue Langue française dirigé par Jean-Baptiste Marcellesi et consacré à l'enseignement des langues régionales. Une première à l'époque ! On y discute des dénominations de langue et de dialecte, ce qui est un préalable à toute réflexion sur le sujet. Le chapitre suivant est centré sur les problèmes d'hégémonie linguistique et culturelle, c'est-à-dire de l'acceptation de la supériorité d'une langue, d'une variété ou d'une norme extérieures à leurs parlers par les locuteurs de langues et variétés minorées. L'auteur y définit ce qu'il entend par "couches linguistiquement hégémoniques" et mène une réflexion sur la sélection sociale, opérée à l'école et ailleurs, au travers de l'emploi de régionalismes ou de variétés non standard du français.
Le texte qui forme le chapitre cinq est certainement connu de beaucoup de lecteurs : l'article "Bilinguisme, diglossie, hégémonie, problèmes et tâches" ouvrait Bilinguisme et Diglossie, le numéro de Langages que J.B. Marcellesi a dirigé en 1981. Là encore il s'agit d'un texte important en ce qu'il invite les chercheurs à traiter tous les phénomènes de bilinguisme de masse en terme de continuum, à prendre en compte les phénomènes d'alternance codique et de mixage. Les recherches ultérieures, effectuées dans les années quatre-vingts et quatre-vingt dix, lui donneront raison. Par ailleurs, la réflexion sur hégémonie et minoration y est poursuivie par la proposition du concept de satellisation, "phénomène par lequel l'idéologie dominante tend à 'rattacher' un système linguistique à un autre auquel on le compare et dont on affirme qu'il est une 'déformation' ou une 'forme subordonnée' ". Le processus de satellisation s'applique aussi bien aux systèmes proches et apparentés, comme les langues d'oïl par rapport au français, qu'aux systèmes n'ayant pas de parenté : basque et français pour citer un cas extrême.
La réflexion sur ces phénomènes est poursuivie dans le chapitre 7, "Actualité du processus de naissance de langues en domaine roman" (1986). La satellisation est mise en relation dialectique avec son corollaire : l'individuation sociolinguistique. Lorsqu'il y a satellisation, la variation est minimisée, hiérarchisée. On considère que la variété B est une déformation de A. Au contraire, "l'individuation sociolinguistique est le processus par lequel une communauté ou un groupe tend à systématiser ces différences, à les sacraliser, à les considérer comme déterminantes, à en faire un élément de reconnaissance". Les différences linguistiques, si minimes soient-elles, deviennent alors indicateurs d'identité. B est considéré comme une langue au même titre que A. Le concept d'individuation permet d'expliquer la "naissance" ou (re)naissance du corse qui a longtemps été considéré comme un ou des dialecte(s) de l'italien voire une ou des déformation(s) du toscan avant d'être considéré comme une langue à part entière. Les raisons qui ont amené ce processus n'ont pas grand-chose à voir avec des modifications morpho-syntaxiques, lexicales ou phonologiques dans la bouche des locuteurs mais ressortissent à des conditions socio-historiques. L'actualité du phénomène peut être exemplifiée par la situation sociolinguistique de l'ex-Yougoslavie. Ce que l'on appelait il n'y a pas si longtemps serbo-croate et ce malgré l'utilisation de trois alphabets différents, est en train de se différencier en serbe, croate et bosniaque ou bosnien, pour des raisons qui n'ont pas grand chose à voir avec la variation linguistique, qu'elle soit phonologique, morpho-syntaxique ou lexicale. Dans les deux cas (et dans bien d'autres encore), il y a naissance ou (re)naissance d'une ou plusieurs langues parce qu'il s'est constitué une ou des communauté(s) socio-historique(s) revendiquant une identité linguistique et culturelle différente de la voisine et non parce que l'intercompréhension (au sens linguistique du terme) n'est plus possible. Enfin, l'auteur propose dans ce chapitre le concept de langue polynomique nécessaire pour éclairer les processus de naissance, (re)naissance de langues en domaine roman. Une langue polynomique est une langue à l'unité abstraite, à laquelle les utilisateurs reconnaissent plusieurs modalités d'existence, toutes également tolérées sans qu'il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisation de fonction. On complète ici la réflexion sur unité et variation. La variation est tolérée par les locuteurs s'ils souhaitent accorder une unité à des parlers légèrement distincts pour des raisons qui sont, une fois de plus, sociales et historiques : on souhaite créer une identité commune.
La seconde partie est close par un texte, écrit en 1994, retraçant l'histoire sociolinguistique de la France depuis les serments de Strasbourg (842). Ce texte est une synthèse, à la fois riche et claire, retraçant l'instauration du français comme langue d'État et les relations entre le français et les langues de France. L'auteur conclut par un appel à considérer les langues en général et le français en particulier comme des langues polynomiques, c'est-à-dire non seulement à tolérer la variation mais aussi à ne pas hiérarchiser les variétés.



Le chapitre 6, "Les communistes et la question linguistique" (1985), s'écarte du domaine strictement conceptuel pour celui de l'engagement militant. L'auteur, dans une brochure intitulée "Pour une politique démocratique de la langue", analyse la situation du corse et fait des propositions concrètes pour sa défense et sa promotion. Cette incursion hors du champ des revues scientifiques nous donne un aperçu d'une autre facette de la personnalité de l'auteur : l'engagement militant. Pour autant la rigueur scientifique n'a jamais été émoussée pour les besoins de la "cause". Les enjeux sociaux, politiques, scientifiques, dans ce texte comme dans d'autres, ne sont pas niés mais pris en compte dans l'analyse.
Le corse, occupe nous l'avons vu, une place de choix dans l'ouvrage comme dans la réflexion de l'auteur. La troisième partie, "Polynomie et sociolinguistique du corse", y est entièrement consacrée. Ce faisant, nombre de concepts développés dans la partie précédente sont exemplifiés ou présentés sous un angle particulier : la situation sociolinguistique corse. Les chapitres 9 et 10 analysent d'un point de vue linguistique des spécificités morpho-syntaxiques : le pluriel en corse méridional, les exclamatives et subordonnées… L'article sur les pluriels en -a- en corse méridional, écrit en 1970, analyse un fait de langue propre à la Corse du sud. En revanche l'auteur relève, en 1983, sept indicateurs linguistiques de corsité dans le cas des exclamatives et subordonnées. Nous avons là une démonstration concrète de l'individuation sociolinguistique du corse. L'analyse se fait ici par rapport à l'italien. Nous quittons le domaine de l'analyse des faits de langue corse dans le chapitre 11 (1981) puisque celui-ci fait écho au sous-titre de l'entretien : "De la langue corse à l'analyse de discours". Il s'agit d'une analyse de discours à entrée lexicale, l'entrée étant le mot corse dans les textes autour des élections législatives de 1978. Ces trois chapitres donnent un aperçu d'une autre facette du travail de l'auteur, l'analyse des faits de langue, et montre à l'envi que réflexion sociolinguistique et analyse linguistique vont de pair.
On revient aux concepts sociolinguistiques développés en seconde partie à partir du chapitre 12 (1987) lorsque l'auteur présente l'action thématique programmée "Individuation sociolinguistique corse" et "Le corse langue polynomique", projet de recherche accepté par le CNRS en 1984. Ce texte, qui présente les hypothèses théoriques, la méthodologie et les premiers résultats de la recherche, est un excellent exemple des interrelations entre théorie et terrain consubstantielles à toute recherche sociolinguistique. La méthodologie des enquêtes y est présentée et justifiée. Et l'on connaît l'importance d'une réflexion méthodologique en sociolinguistique ! Du reste l'auteur propose une méthode de description polynomique. Là encore la réflexion s'ancre dans le travail de terrain. L'examen de la situation corse se poursuit au chapitre 13 (1989), "Corse et théorie sociolinguistique reflets croisés", où l'auteur revisite le corps conceptuel développé dans la partie précédente à l'aune de la situation sociolinguistique corse. Le cas particulier permet d'atteindre le niveau général. La réflexion est poursuivie au chapitre 14 (1991), "Polynomie, variation et norme", où l'auteur conclut en appelant à une autogestion langagière, seule manière possible de gérer la polynomie du corse. Enfin l'ouvrage se termine par un texte où l'auteur synthétise le processus de reconnaissance-naissance qui a abouti à l'officialisation de la langue corse.

 



L'ouvrage de Jean-Baptiste Marcellesi est d'abord intéressant parce qu'il nous offre un cadre conceptuel indispensable pour penser les situations sociolinguistiques, qui sont toutes à des degrés divers plurilingues et/ou plurilectales. Le point de vue des locuteurs, les rapports de force étatiques et culturels, les langues en présence en tant que systèmes : plus ou moins unifiées, apparentées, etc., sont pris en compte conjointement pour l'analyse et éventuellement l'action glottopolitique. La présentation de l'ensemble des articles permet de mieux appréhender la pensée de l'auteur dans son unité et sa progression. Aucun concept n'est isolé l'ensemble fait corps. Par exemple, pour reprendre un couple de concepts développés dès les années soixante-dix, hégémonie est défini et discuté par rapport à domination. L'hégémonie est le phénomène par lequel le dominant fait accepter sa domination, non plus par la contrainte, mais par un certain nombre d'avantages et de faits présentés comme des bienfaits pour les dominés. En revanche dans une situation de simple domination, le dominant ne cherche pas à justifier sa domination mais utilise la contrainte. L'emploi du symbole dans les écoles de la République et des colonies est un bon exemple de domination. Il n'est plus nécessaire aujourd'hui : le français et les langues régionales sont dans un rapport d'hégémonie. De même le castillan fut en position de domination par rapport au basque et au catalan mais jamais en position d'hégémonie. Ceci explique qu'après la mort de Franco ces langues soient devenues co-officielles avec le castillan dans leur région. L'exemple espagnol montre l'importance du point de vue des locuteurs, en tant qu'individu et surtout en tant que communauté(s), dans l'appréhension des situations, dans leur dynamique. Importance que J.-B. Marcellesi a soulignée et théorisée, notamment par les concepts d'intellectuel collectif puis d'individuation, d'indicateurs d'identité, etc. Les études récentes sur les "attitudes" ou les "représentations" ne disent pas autre chose.
Je voudrais revenir à la langue corse non seulement pour la place qu'elle occupe dans l'ouvrage mais pour les enseignements que l'on peut tirer de l'évolution de sa situation durant la trentaine d'années couverte par les textes et le rôle de Jean-Baptiste Marcellesi dans cette évolution. Cette langue a été légitimée par la création d'un CAPES en 1989, qui doit beaucoup à l'auteur, et qui n'aurait pu fonctionner sans la prise en compte de la variation interne à la langue dans les épreuves même (du caractère polynomique de la langue). Cette prise en compte de la variation interne d'une langue dans une épreuve aussi académique que le CAPES est une première en France et est le fruit de l'engagement à la fois scientifique et militant.
Les deux co-éditeurs, Philippe Blanchet et Thierry Bulot, ont souhaité rendre compte de la contribution scientifique de Jean-Baptiste Marcellesi à la théorie sociolinguistique en retenant des textes où il exposait seul un point de sa propre théorisation. C'est une petite partie du travail de l'auteur qui nous est livrée ici tant Jean-Baptiste Marcellesi a toujours valorisé et privilégié le travail collectif. Ce choix permet de redonner à l'auteur la place qu'il mérite dans le champ de la sociolinguistique française mais a le petit inconvénient de ne pas présenter un texte, Pour la glottopolitique, écrit en collaboration avec Louis Guespin. Ce texte écrit en 1986, qui ouvrait Glottopolitique, numéro de la revue Langages dirigé par Jean-Baptiste Marcellesi, a eu une influence déterminante pour la formation de nombreux chercheurs, africains notamment, réfléchissants à la mise en place des politiques linguistiques réellement démocratiques dont l'Afrique noire et blanche a tant besoin. Les auteurs invitaient à prendre en compte non seulement les décisions étatiques mais aussi les actes minuscules et familiaux. On retrouve la vision dialectique de l'un et du multiple, de la société et des institutions, indispensable pour penser les relations entre les langues dans une société donnée et leur éventuelle amélioration.
Pour conclure, je laisse la parole à l'auteur qui, à la fin de l'entretien, déclare : "Je ne vois pas comment on peut régler les problèmes de l'école, de l'enseignement de la langue, des langues, le problème des identités sans avoir une réflexion rigoureuse sur ces problèmes-là, et notamment un mode de pensée qui libère à la fois du culte de la langue dominante et du culte des identités à tout prix et de la distanciation à tout prix". L'ouvrage de Jean-Baptiste Marcellesi stimule, par son apport théorique une réflexion indispensable en sociolinguistique.



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