Danièle Moore, 2006, Plurilinguismes et école, avec une postface de Daniel Coste, collection LAL (Langues et apprentissage des langues), Paris, Didier, 320 p., ISBN 978-2-278-06078-8. par Marinette Matthey (Université Stendhal Grenoble 3) |
Le livre de Danièle Moore clôt la collection LAL (Langues
et apprentissage des langues) de Didier. Initiée en 1980 avec l'ouvrage
d'Eddy Roulet (Vers une pédagogie intégrée des langues
maternelle et seconde) et dirigée par le C.r.é.d.i.f (Centre de
Recherche et d'Etudes pour la Diffusion du Français), elle est refermée
vingt-six ans plus tard avec une réflexion originale et approfondie sur
le plurilinguisme, l'hétérogénéité culturelle
des sociétés actuelles et les conséquences que cet état
de fait entraine pour la didactique des langues. Comme le remarque Daniel Coste
dans sa postface, la boucle est ainsi, d'une certaine manière, bouclée.
Les institutions ne sont pas éternelles, et c'est au Crédif que
Danièle Moore dédie son ouvrage, sans mélancolie mais avec
reconnaissance[1].
Traiter du thème " Plurilinguisme et école " oblige
à faire des choix, tant la littérature et les domaines de recherche
abondent en la matière. L'auteure a choisi de le traiter en trois parties
: Comprendre les contextes du développement des plurilinguismes ; Les
pratiques plurilingues et plurilittératiées[2]
en contexte ; Compétence plurilingue et dynamique d'apprentissage. Ces
trois parties aboutissent à une conclusion logiquement intitulée
Construire la didactique du plurilinguisme.
Dans la première partie, D. Moore commence par faire un large tour d'horizon
de la question des contacts de langue en général, en thématisant
et interrogeant tour à tour le statut des langues en contact, leurs représentations
et leur transmission. Elle s'interroge également sur la notion de frontière
qui est automatiquement convoquée par celle de contact, et enfin sur
les réseaux sociaux des acteurs, notion qui est évoquée
parallèlement à celles de profils et de territoires d'apprenant.
Dans ces trois premiers chapitres, comme dans les suivants d'ailleurs, l'identité
des locuteurs apparait comme centrale dans les processus d'appropriation plus
ou moins poussée de nouvelles manières de dire ou d'écrire,
encore extérieures à leur répertoire langagier. Que ces
nouvelles formes soient celles de langues des générations précédentes
qui, pour des raisons diverses, n'ont pas été transmises (une
partie des données présentées proviennent des discours
tenus par des membres de ce qu'on appelle en Amérique du nord "
les nations premières ") ou celles de langues qu'on apprend, à
l'école ou " sur le tas ", par exemple lors de la migration.
Dans la seconde partie, D. Moore revient sur des thèmes abordés
dans la première, dans une progression spiralaire qui permet d'aborder
les notions par différents ancrages, selon différents points de
vue. La famille comme cadre des pratiques plurilingues et plurilittératiées
semble privilégiée par l'auteure, ainsi que les liens entre le
contexte familial et le contexte scolaire.
Dans la troisième et dernière partie, ce sont les idées
d'alternance, de crossing[3] , de ponts ou de tremplins
entre les langues qui sont au centre des derniers chapitres de l'ouvrage, qui
lient acquisition, apprentissage et enseignement autour de la notion de compétence
plurilingue. C'est dans la présentation de cette compétence que
l'on voit se concrétiser les grandes lignes de la réflexion de
D. Moore sur le plurilinguisme en contexte, dans et hors de la classe. L'idée
que la validation du plurilinguisme, entendue comme la reconnaissance des répertoires
pluriels et hétérogènes des individus apprenants, a des
répercussions positives sur l'identité et les facultés
cognitives de ces derniers est défendue avec brio selon différents
angles d'attaque. On évoquera notamment le postulat de l'éducation
bilingue, selon lequel l'alternance linguistique permet d'enrichir les concepts
des disciplines enseignées par la juxtaposition-confrontation de signes-concepts
des deux langues en présence (en référence notamment aux
travaux de Cavalli et Gajo) ; celui des situations plurilingues développant
les compétences stratégiques de communication (Cummins et Swain,
1986) ; ou encore l'hypothèse que le plurilinguisme (qui débute
avec l'acquisition d'une troisième langue) fait émerger une compétence
propre aux locuteurs (au moins) trilingues (le facteur-M (comme Multilinguisme)
de Herdina et Jessner 2002).
On trouve aussi réaffirmée une conception non traditionnelle du
bilinguisme et de l'apprentissage, conception qui consiste à assimiler
l'apprentissage d'une langue à un devenir bilingue. C'est aux travaux
de Lüdi et Py et aux membres de leur équipe que l'on doit à
la fois cette vision novatrice de l'apprenant et la démystification du
bilingue, encore trop souvent vu comme une sorte de locuteur bicéphale,
possédant une compétence de locuteur natif dans deux langues.
Enfin, est réaffirmée également une connaissance qui est désormais bien diffusée mais qui a toujours de la peine à être concrétisée dans les pratiques didactiques : les situations plurilingues - et les comportements langagiers auxquelles elles donnent lieu - sont les plus courantes dans le monde. On continue cependant à fixer des objectifs à l'enseignement des langues à l'école qui ne tiennent pas compte de cette réalité. On sait que le monolinguisme engendré par les Etats nations repose sur une série d'artefacts historiquement situés (création d'institutions visant à fixer la langue sous une forme prestigieuse et à la transmettre sous sa forme écrite, fabrication de dictionnaires, de grammaires, de manuels et, finalement, de théories linguistiques structuralistes qui idéalisent l'homogénéité du système et le confondent souvent avec la norme issue du processus séculaire de grammatisation), mais on reste dans l'idéalisation de LA langue.
Ce sont les travaux sur les contacts de langues et le bilinguisme, comme le
montre D. Moore dans sa première partie, qui ont permis d'établir
les faits sur lesquels reposent les connaissances à la fois linguistiques
et sociolinguistiques qui autorisent une certaine prise de distance avec les
concepts de système où tout se tient ou de compétence native
du locuteur-auditeur idéal, concepts qui ont marqué la linguistique
du vingtième siècle. Reste que cette prise de distance, avérée
aujourd'hui dans la communauté de pratiques des chercheurs en sociolinguistique
des contacts de langues, a de la peine à devenir effective dans le domaine
de la didactique des langues, où l'idée, par exemple, d'apprendre
en même temps l'allemand et l'anglais à l'école apparaitrait
aujourd'hui encore comme totalement saugrenue à la grande majorité
des acteurs de l'institution (enseignants, élèves, parents, formateurs
).
Les débats autour de compétences partielles mentionnés
par D. Moore (p. 112) montrent bien que les acteurs du système éducatif
ont de la peine à accepter que cette notion ne renvoie pas à un
manque mais à un déséquilibre dynamique générateur
d'apprentissages, pour autant que le contexte (tâches à effectuer
et relations interpersonnelles) y soit favorable.
L'ouvrage dont il est question dans ce compte rendu est, à coup sûr,
un réservoir important d'arguments en faveur d'une idéologie plurilingue
des langues, qui relativise la place des règles de grammaire dans leur
apprentissage au profit d'un " bricolage " s'appuyant largement sur
l'exploration des formes déjà là dans le répertoire
des apprenants ou repérables facilement dans l'environnement.
La bibliographie, qui couvre un éventail extrêmement large de domaines
toujours pertinents par rapport au thème traité, occupe plus de
trente pages. Un index des notions permet de naviguer dans le livre, qui supporte
très bien cette lecture non linéaire. On apprend beaucoup sur
la diversité des situations plurilingues en lisant le livre de D. Moore,
que l'on soit enseignant, formateur d'enseignants ou chercheur, et cela n'est
pas le moindre de ses mérites.
D'Eddy Roulet à Danièle Moore, en vingt-six ans d'existence, la collection LAL aura mis à disposition du public une série de ressources pour penser le plurilinguisme et la didactique des langues. Ces ressources ne disparaitront pas avec la collection, mais espérons que d'autres éditeurs reprendront le flambeau car il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour que la didactique des langues fasse le pas de côté qui lui permette d'envisager définitivement les représentations monolingues et normatives du langage, ainsi que les logiques de cloisonnement qu'elles impliquent, comme un fait historiquement situé et non comme une réalité langagière marquée du sceau de l'évidence.
Bibliographie
CUMMINS J., SWAIN M., 1986, Bilingualism and Education, London, Longman.
HERDINA P., JESSNER U., 2002, A Dynamic Model of Multilinguism, Clevedon, Multilingual
Matters.
RAMPTON B., 1995, Crossing : Language and Ethnicity among Adolescents, London,
Longman.
Notes
1 Le sigle Crédif et sa signification
ne figurent malheureusement pas dans le glossaire. Il est vrai qu'il est encore
présent dans l'esprit des chercheur-e-s francophones qui ont contribué
à la réflexion sur la didactique des langues ces vingt dernières
années, mais il n'en ira pas de même dans vingt ans !
2 Nous choisissons l'orthographe entièrement francisée
de ce terme (littératie), qui semble être maintenant plus
régulièrement attestée que littéracie.
3 Cette notion est due à Ben Rampton, qui distingue
crossing et switching. Les crossings " décrivent
les alternances de code [effectués] par des locuteurs qui ne sont pas
des membres acceptés du groupe associé à la seconde langue
qu'ils parlent " (Rampton, 1995 : 280) [citation traduite par D. Moore,
p. 268].
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