Compte rendu :   

 Dominique Caubet, Les mots du bled, Paris, L'Harmattan, collection Espaces Discursifs, 2004, 237 pages, 20 euros.

par Isabelle Pierozak, JE " Dynamiques et enjeux de la diversité : langues, cultures, formation "Université de Tours, UMR 7114 " MoDyCo ", Université de Paris X

Les mots du bled qu'édite Dominique Caubet est le fruit d'une collaboration (avec Fatma Benaïd, Saïd Benjelloun, Mireille Darot, Fathi Derraz, Laïla El Minaoui, Abdelwahid Fayala, Ahmed Hannani, Jihane Madouni, Fatima-Zohra Miliani, Hadj Miliani, et Khaled Tagmi) , qui a pour cadre un séminaire de troisième cycle, intitulé " La création contemporaine en langues maternelles au Maghreb ", et qui s'est déroulé à l'INALCO (Langues'O) depuis 1995. Les mots du bleb - dont le sous-titre reprend et précise le précédent intitulé (création contemporaine en langues maternelles, les artistes ont la parole) - est constitué pour l'essentiel de treize témoignages d'artistes, interviewés par Dominique Caubet, et selon le contexte de l'interview, par les participants du séminaire, entre 1995 et 2004. Ces artistes ont des profils distincts, étant chanteurs, poètes, écrivains ou hommes de théâtre. Il s'agit de Fellag, Cheb Sahraoui, Allalou, Youssef Fadel, Fadhel Jaïbi, Baâziz, Ben Mohamed, Aziz Chouaki, Gyps, Amazigh Kateb, Omar Sayed, Rachid Taha, Hamma, selon l'ordre (chronologique) d'exposition de leurs entretiens.

Entre la préface, copieuse, de Hadj Miliani et le premier témoignage, Dominique Caubet dresse en une quinzaine de pages les grandes lignes de la situation sociolinguistique au Maghreb avant de présenter les enjeux sociolinguistiques de la création artistique contemporaine au Maghreb, en prenant en compte également le rôle des artistes utilisant l'arabe maghrébin sur la scène française. Cela lui permet d'insister sur la pluralité linguistique du Maghreb (arabe dialectal ou darja, berbère, français pour les langues maternelles, avec par ailleurs l'arabe dialectal littéraire " qui transcend[e] la langue du quotidien " (p. 20), l'arabe littéral…), sur les rapports complexes entre les différentes langues en contacts, sur le rôle sociolinguistiquement fort des artistes, tout en affirmant clairement sa volonté d'intervention dans la perspective d'une plus grande reconnaissance de la diversité linguistique et de ses mélanges, grâce notamment à un accent particulier mis sur la langue du quotidien, la darja.
A l'issue des treize témoignages, qui sont de longueur variable (selon le nombre d'entretiens réalisés avec chaque artiste), la conclusion de Dominique Caubet met l'accent sur l'évolution qu'ont connu, durant ces neuf années, les carrières de ces artistes, de plus en plus proches de la France, mais également sur son propre travail, de plus en plus orienté sur la France, et en particulier sur la visibilité de la darja en France, qui " sort enfin du cadre familial ou communautaire " (p. 232).
L'ouvrage comprend également un glossaire de quarante-trois entrées, qui reprend en français les termes utilisés dans les différentes langues du Maghreb par les artistes dans leurs entretiens. Néanmoins la lecture de ces derniers est déjà facilitée par l'explicitation régulière de ces termes ainsi que celle des jeux de mots, dès la mise en forme des entretiens.
De manière générale d'ailleurs, la lecture des entretiens est rendue particulièrement aisée : démarcation claire des discours, visibilité du travail de mise en forme par la présence, par exemple, d'intertitres thématiques dans le discours des témoins. L'effort de contextualisation est également appréciable à ce niveau, avec notamment une présentation détaillée du parcours biographique du témoin, ainsi que du lieu et du moment de l'interview.

Par le moyen des entretiens, ce livre donne essentiellement à voir - de manière directe - et à comprendre - de manière claire - la complexité d'un pluriel : celui de l'usage des langues du Maghreb. Et cela va bien au-delà de la seule création artistique au Maghreb, puisqu'il est question des contextes autres qu'artistiques de cette création ainsi que de cette autre zone géographique qu'est la France, et qui participe de la définition du Maghreb.
En l'occurrence, l'une des motivations fortes, en amont de ce livre, est de combattre le stéréotype d'une langue arabe monolithique. Mais par là il s'agit aussi de montrer les fondements politique et idéologique de ce stéréotype, ainsi que ses conséquences sur la vie de tous les jours, non seulement de ceux qui sont concernés au premier chef par les langues qu'ils utilisent dans leurs créations artistiques, mais aussi au quotidien de tous ceux qui composent ces sociétés sur lesquelles ces artistes portent un regard libre.

L'ouvrage de Dominique Caubet n'est pas un livre ordinaire, et cela ne tient pas au fait que les témoins ne sont pas eux-mêmes des témoins ordinaires. D'autres aspects, plus essentiels, entrent en ligne de compte.

- Un moment clef
Ce recueil de témoignages intervient à un moment particulier, au regard de la création contemporaine dans les langues du Maghreb. Il peut en fait se lire comme le témoignage d'une émergence - reconnaissance non seulement des artistes interviewés, mais aussi - et surtout - de ces langues encore récemment interdites et méprisées (même si cette émergence-reconnaissance s'accompagne par ailleurs de problèmes bien connus, dans ce genre de situation, comme par exemple l'accès à l'écriture).

- Une intervention revendiquée
Le livre va en fait plus loin que cela et s'inscrit lui-même explicitement dans la perspective de l'intervention : il s'agit de " valoriser les langues du quotidien " (p. 13), d'agir sur les représentations et les pratiques, dans le sens de cette émergence-reconnaissance.

- Une lecture à plusieurs niveaux
Les différentes parties du livre, qui ne se veut pas à destination d'un public averti (aussi bien au plan du terrain qu'en matière de sociolinguistique ou même des deux), parleront à tous. La force de cet ouvrage tient justement à ce que le discours scientifique du sociolinguiste de terrain est relégué au second plan, les discours, remarquablement convergents, de ces autres professionnels de la langue que sont les artistes, étant mis en avant et explicités si nécessaire.

- Un processus à l'œuvre
Malgré les quelques pages d'introduction et de conclusion, Dominique Caubet choisit de ne pas passer sous silence l'évolution d'un travail dont la dimension diachronique n'est pas négligeable (près de dix ans, il faut le rappeler) et dont les objectifs ont en conséquence évolué. Ainsi, par exemple, initialement centré sur le Maghreb, ce travail a finalement pris en compte également la situation en France (avec la perméabilité des parlers jeunes envers la darja, etc.).

 

De ce qui précède, et sous l'angle du sociolinguiste, faut-il en déduire que cet ouvrage n'a rien d'ordinaire parce qu'il ne se présente pas comme un ouvrage de sociolinguistique ? Ce serait dommage mais il est aussi dommage par ailleurs de ne pas assumer davantage le format " non académique " de cette recherche pleinement sociolinguistique.
Devant la richesse de ce livre, on peut formuler deux regrets.
Cela concerne d'abord l'absence de parallèle et de mises en perspective différenciatrices avec d'autres situations sociolinguistiques dites de contacts de langues (je pense par exemple aux situations africaines ou aux aires créolophones). De même la désignation par le chercheur de l'objet de recherche - la " création contemporaine " - aurait gagnée à être davantage mise en avant sur le plan méthodologique.
Ensuite cela touche à la simple évocation des nouvelles technologies, comme source de nouvelle donne sociolinguistique potentielle, allant vers plus de légitimation des langues minorées. Il est clair en effet que dans cette légitimation, les artistes ont un poids non négligeable, mais la population entière - et en particulier les plus jeunes générations - dans l'usage quotidien qui est fait de ces nouvelles technologies, sont à cet égard tout à fait déterminantes.
On peut répondre d'abord que ce regret d'une absence de parallèle, qui s'accompagne généralement d'une réflexion théorisante, est quelque peu antagoniste avec l'intérêt précédemment trouvé dans le format justement " non académique " du texte. Il faut donc faire un choix.
Ensuite, il faut espérer que les recherches récentes de Dominique Caubet sur les usages des nouvelles technologies au Maghreb donnent lieu à un second volume, dont le sous-titre pourrait reprendre pleinement ce segment de la " création contemporaine en langues maternelles ", qui correspond aussi, et même en premier lieu, à la réalité de tous ceux qui s'essaient à la communication électronique dans les langues du Maghreb, à partir d'un alphabet latin. Il y a là des créations plus ordinaires mais quotidiennes dans les langues du quotidien maghrébin.