Nathalie Auger, 2007, Constructions de l'interculturel dans les manuels de langue, coll. " Proximités - Didactique ", Editions modulaires Européennes, Fernelmont, 234 p., ISBN 978-2-930481-29. par Laurence Vignes (Université de Rouen - Laboratoire LIDIFra) |
L'ouvrage de Nathalie Auger est issu de sa thèse : Construction
des identités dans le discours de manuels de Français langue étrangère
en usage dans l'Union Européenne : la dimension interculturelle du Contrat
de parole didactique, dirigée par Henri Boyer, et soutenue le 15
janvier 2000 à l'Université Montpellier III.
Ce travail relève franchement de la didactologie des langues-culture,
laquelle, comme le rappelle H. Boyer dans la préface, se donne comme
" champ fondamentalement transdisciplinaire ", mais aussi comme "
domaine autonome des sciences du langage ". En effet, les savoirs disciplinaires
sollicités (sociolinguistique, analyse de discours, et psychologie sociale
surtout), ainsi que la qualité et l'étendue du corpus analysé
témoignent de la rigueur d'une recherche didactologique digne de ce nom.
Le présent ouvrage se propose ainsi d'analyser la culture véhiculée
dans les manuels d'enseignement de FLE. Quelle image de la France, de sa langue
et de ses habitants propose-t-on aux apprenants de français de l'UE ?
Comment la dimension interculturelle se construit-elle à travers cette
représentation et les discours qui la fabriquent ?
Certes, le questionnement sur la démarche interculturelle n'est pas neuf,
et les travaux d'auteurs reconnus (tel Zarate, 1993) inspirent explicitement
l'étude. La nouveauté de la démarche de N. Auger consiste
en un examen systématique et approfondi des procédés discursifs
responsables de la construction de représentations. Il s'agit de reprendre
et dépasser les analyses d'images et de contenu mettant en évidence
la dialectique du même et de l'autre, pour mettre à jour les procédés
de construction des images des uns et des autres.
Le corpus est donc constitué de trente-deux manuels de FLE (parus entre
1986 et 1997), en usage dans treize pays de l'Union Européenne. Bien
que ces productions pédagogiques que sont les manuels ne soient que des
outils imparfaits, dont on a même prédit la disparition, force
est de constater qu'ils restent les vecteurs principaux de l'enseignement de
la langue culture dans bien des cas. Dans le discours légitimé
du manuel, le je de l'énonciateur-auteur s'attache à définir
un il (le français) pour un tu, co-énonciateur apprenant, utilisateur
du manuel. L'analyse de ces relations, dans le cadre du contrat didactique se
révèle donc particulièrement intéressante du point
de vue des représentations qu'elles véhiculent immanquablement.
Et ce d'autant qu'elles induisent de fait des comportements, en l'occurrence
ceux des élèves de FLE.
Le choix de L'UE est également significatif, au moment où cet
espace communautaire cherche à se doter d'une légitimité
politique et à dépasser le cadre limité des échanges
économiques. On peut - en passant - se demander si un corpus plus récent
dans une Europe élargie à vingt-sept membres, et postérieur
aux refus français et néerlandais du traité de Constitution
européenne de 2005, porterait la trace de cette position hautement polémique...
Le coeur de l'ouvrage se divise en deux parties principales : "construire
l'image de l'autre", "construire l'image de soi : ou comment on ne
peut parler de l'autre sans parler de soi", une troisième partie
étant consacrée à l'image de l'UE.
Le constat est net : quand le même (l'auteur-énonciateur appartenant
à la même communauté nationale et/ou linguistique que l'apprenant
à qui il s'adresse) tente de circonscrire l'image d'un il (l'autre, le
français en l'occurrence), ce n'est que pour mieux se construire.
Cette construction de soi passe par différentes sources énonciatives
: déictiques personnels (le nous reste rare), personnages, énonciateurs
variés dans des documents authentiques - ayant l'autre pour origine -
qui servent le plus souvent à légitimer sa valorisation/dévalorisation.
Ces derniers offrent l'avantage de gommer la subjectivité de l'énonciateur
en donnant l'illusion de laisser la parole à l'autre. Rien n'est cependant
plus subjectif que cette apparence d'objectivité.
C'est ainsi que le positionnement le plus caractéristique de ces différents énonciateurs est celui d'une différenciation plus que d'une identification, laquelle se manifeste surtout par la comparaison. La différenciation est en effet une étape primaire dans la construction de soi et la reconnaissance de l'autre. Mais elle n'est pas exempte d'effets de valorisation ou dévalorisation, lesquels s'orientent plus nettement vers une valorisation du même. Ce constat domine et infléchit l'ensemble de l'étude, et donne lieu à d'intéressantes analyses du fonctionnement précis de ce couple valorisation/dévalorisation. Pour résumer rapidement, on voit que soit le même se valorise et dévalorise implicitement l'autre, (Maurice : " La gourmandise ça n'existe pas en Finlande. Pour un Français, c'est dur [...] un degré est pour eux la température idéale d'un lac pour s'y baigner " (manuel finlandais, Pont Astérisque, niveau débutant, 1996) ; soit il dévalorise l'autre dans le but de se valoriser (" Les Français sont des Italiens de mauvaise humeur " (manuel italien, Amicalement, niveau avancé, 1989). Ce mécanisme général se décline avec un grand nombre de nuances, finement étudiées par l'auteure. Par exemple, on peut valoriser le même à travers le territoire de l'autre : " Ancien palais des rois de France, le Louvre est aujourd'hui un musée gigantesque. C'est là que se trouvent la Joconde peinte par Léonard de Vinci, et la Vénus de Milo, la célèbre statue sans bras. " (manuel italien, En Plein, niveau débutant, 1998) On remarque que le degré de confiance en sa propre identité a une incidence sur l'ampleur du phénomène (la Finlande, par exemple, un des pays les moins connus de l'UE, montre une forte mise en avant de soi). De même, les manuels de niveaux avancés s'éloignent davantage du contrat de parole didactique qui, faisant du manuel un modèle, contraignent l'énonciateur à un discours de vérité et d'universalité.
On doit cependant noter qu'une identité européenne
commune émerge de cette dialectique. Le même et l'autre se trouvent
sur un pied d'égalité, tout en se valorisant dans l'Europe par
le biais de constructions superlatives. L'étude des désignants
montre que l'on positionne surtout le toponyme pour situer l'Europe face aux
autres continents ou pays comparables (les Etats-Unis), tandis que l'ethnonyme
et l'adjectif européen servent essentiellement à tenter d'éduquer
l'apprenant à une identité européenne. Un nous émerge
peu à peu, à cette difficulté près de la diversité
des langues européennes, obstacle à une cohésion identitaire.
Comment peut-on expliquer l'omniprésence, la subjectivité de ce
discours de valorisation de soi dévalorisation de l'autre ? Simplement,
répond l'auteure, parce que l'apprentissage d'une langue étrangère
entraîne une comparaison de son ethnosocioculture avec celle de l'autre.
S'ensuit une remise en cause, une hiérarchisation des valeurs, celles
des autres, mais aussi des siennes propres. Il existe alors un risque pour la
communauté du même que l'apprenant se juge inférieur par
rapport à l'autre. Il pourrait alors rejeter les valeurs de son groupe
pour se rallier à celles de l'autre. Cette menace relève sans
doute du fantasme, mais elle se traduit bel et bien dans les discours. Et ne
facilite pas la démarche interculturelle, pourtant prônée
par tous.
Quels sont alors les alternatives pour améliorer la démarche
interculturelle dans les manuels ?
Il est évident que l'apprenant ne peut définir l'autre que par
rapport à soi, dans une relation d'identification-différenciation,
il est donc hors de question de songer à évacuer l'identité
du même. Impossible également de supprimer les représentations,
inhérentes à l'activité langagière. Il est alors
nécessaire de les prendre en compte en tant que telles, tout en incitant
l'apprenant à une attitude réflexive sur ses propres pratiques.
C'est ce que l'auteure elle-même a cherché à faire lors
de l'élaboration d'un manuel de FLE au Nigéria.
Il paraît difficile de révolutionner le contrat de parole de l'auteur
de manuel, qui l'obligeant à tendre vers une objectivité extralinguistique
le met en situation délicate. On peut cependant imaginer que le fait
d'assumer sa subjectivité est préférable aux procédés
de masquage qui véhiculent d'autant mieux les stéréotypes.
Dans tous les cas, une sensibilisation des apprenants tant aux stéréotypes
qu'à la subjectivité et à la hiérarchisation des
différentes instances énonciatives est préconisée.
Décentration de l'apprenant, contextualisation des données, relativisation
sont des techniques reconnues. Il faut cependant signaler qu'elles ne s'adressent
qu'aux apprenants de niveaux avancés, si l'on se situe dans l'optique
de l'utilisateur de manuel. Il resterait un point à étudier, simplement
esquissé par le présent ouvrage : l'ouverture de l'identité
du français de France à celles de la francophonie, dont la diversité
et la richesse multiplient les opportunités de points de vue et de croisements...
Un véritable défi pour l'évolution des représentations
!
Cette esquisse de chemins didactiques ancre finalement le travail de Nathalie
Auger dans une optique didactologique, qui a depuis trouvé à se
réaliser dans des outils pédagogiques, tel le DVD Comparons nos
langues, mise en oeuvre de ce noble objectif : développer une plus grande
conscience de soi et des autres.
Bibliographie
BYRAM M., ZARATE G., 1993, Représentations de l'étranger et didactique
des langues, Paris, Didier, collection Crédif-Essais.
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