Revue de
sociolinguistique
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A la mémoire de Jacques Anis, par Françoise Gadet
Témoigner d'une amitié est un exercice incertain
auquel l'écriture académique ne prépare pas vraiment. Aussi
est-ce avec une légère appréhension que je vais évoquer
ici la mémoire de Jacques Anis, qui nous a quittés en décembre
2005. Ceux qui le connaissaient bien avaient depuis un temps vu cet incurable
enthousiaste, tellement passionné de son objet de recherche, se distancier
peu à peu même des préoccupations intellectuelles auxquelles
il était le plus attaché.
Tous les deux, nous partagions un intérêt, qui à la fois
nous rapprochait et nous séparait : il travaillait sur l'écrit,
et moi sur l'oral. Dans nos fréquentes discussions, nous ne tombions
que rarement d'accord, et pourtant, même minimal, l'accord était
essentiel : c'était la certitude que la majorité des théories
linguistiques considèrent aussi mal l'oral que l'écrit. Prétendre
traiter d'une langue " neutralisée " du point de vue de cette
opposition (et même en faire une sorte d'idéal pour la discipline),
c'est en effet ne reconnaître ni à l'un ni à l'autre des
propriétés effectives avec des effets linguistiques et langagiers.
C'est pourquoi nous tombions d'accord sur la nécessité d'un retour
aux matérialités des deux ordres, au-delà de quoi nos points
de vue divergeaient radicalement. Lui privilégiait une orientation de
sémiolinguistique, qui pour moi courait le risque de refermer les modalités
de faire-sens de la langue sur elle-même, là où, de mon
point de vue sociolinguistique, j'avais pour préoccupation de l'ouvrir
à des dimensions sociales ou ethnologiques, voire historiques, qui ne
l'intéressaient guère. Cette distance ne nous empêchait
pas de discuter, au point de créer ensemble il y a une dizaine d'année
un enseignement autour de la confrontation oral/écrit (il disait écrit/oral)
C'est évidemment lui qui m'a provoquée à m'intéresser
à la communication électronique. A partir de 2001, en effet, il
préparait un numéro de revue sur la communication électronique,
qui a d'ailleurs donné lieu à une conférence tenue à
Paris en février 2002. A cette époque, il avait déjà
publié Texte et ordinateur : l'écriture réinventée
(1998), dirigé le recueil collectif Internet, communication et langue
française (1999) ; il s'était bien amusé à écrire
le petit Parlez-vous texto ? (2001) en direction du grand public ; et il avait
publié de nombreux articles sur le sujet, ce qui fait de lui l'un des
pionniers français de cette orientation de recherches. Pour lui qui était
de longtemps immergé dans l'écrit, sous " toutes ses formes
" (comme il est dit sur son site), les écrits électroniques
et les nouvelles technologies de l'écrit ont constitué un objet
en prolongement naturel des diverses formes d'écrits auxquels il s'était
intéressé. Il est vrai qu'aux écrits ordinaires, qui m'auraient
certainement retenue en parallèle des productions langagières
quotidiennes, il préférait quant à lui des objets plus
élaborés (il a, aux premiers temps de sa carrière, beaucoup
écrit sur la poésie, dont il a toujours été un grand
amateur). Cependant, le surgissement sur la scène sociale des écrits
électroniques avait radicalement et définitivement infléchi
ses directions de travail, car il ne pouvait manquer d'être interpellé,
pour ne pas dire fasciné, par ce matériau conjoignant la nouveauté
d'un objet, la nouveauté des technologies, la nouveauté d'une
dissémination sociale, et la nouveauté (ou la reconfiguration)
de questions adressées à la linguistique générale.
La demande qu'il m'a adressée sur les écrits électroniques
était ciblée pour un spécialiste de l'oral : dans quelle
mesure pouvait-on adhérer à l'affirmation selon laquelle la communication
électronique constituerait " de l'oral dans l'écrit "
(il aimait l'expression " conversation électronique "). Nous
en avons beaucoup discuté, il a lu et critiqué plusieurs états
de mon texte. Mais le numéro projeté a fini par tomber en déshérence,
après plusieurs contretemps imprévisibles. Et au moment où
cet article va finir par être publié, ailleurs1, Jacques ne sera
pas là pour qu'on plaisante ensemble de ce trajet inhabituellement long,
surtout pour un objet dont une propriété essentielle est la diffusion
quasi synchrone.
Françoise Gadet
le 6 juillet 2007
1 Il paraîtra finalement en décembre 2007, sous le titre " Ubi scripta et volant et manent ", dans des Hommages offerts au romaniste allemand Wulf Œsterreicher, lui-même spécialiste de l'opposition oralité/scripturalité.