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Entretien
avec Dominique Caubet A propos de l'article de Dora
Carpenter-latiri " L'arabe, butin de guerre ? " Nous publions
dans le présent numéro de GLOTTOPOL un article de Dora Carpenter-Latiri, "L'arabe,
butin de guerre". Dans ce texte, l'auteur analyse les points de vue des spécialistes
français concernant l'enseignement de l'arabe en France. Elle pose la question
suivante : faut-il instaurer un enseignement autonome de l'arabe dialectal ou
au contraire donner la priorité au littéral ? Dans les faits, même si elle adopte
une position qu'elle présente comme conciliatrice (enseigner les deux variétés),
on sent bien que sa préférence va à la deuxième solution (la priorité au littéral),
Dominique Caubet étant explicitement présentée comme la personne qui défend
la première solution… Dominique Caubet nous a fait part de son
mécontentement : elle considère que ses positions ont été caricaturées et porte
un jugement sévère sur cet article. Par ailleurs, elle reproche à Dora Carpenter-Latiri
de la mettre en cause sans avoir pris la peine de l'interroger. Nous lui avons
donc proposé d'expliquer son point de vue, ce qu'elle a fait le 28 janvier 2003
au cours d'un entretien de 58 minutes avec Claude Caitucoli. La transcription
de l'entretien est disponible au format .pdf. Aide et conseils pour le téléchargement Réponse
de Dora Carpenter-Latiri J'ai lu la réponse de
Dominique Caubet et je la trouve très virulente à mon égard.
Je trouve très bien que Dominique ait eu l'opportunité de répondre
dans la revue même si ma pensée y est mal interprétée.
Comme je l'ai dit dans mon article, pour ce qui concerne la réforme de
l'épreuve du bac, c'est surtout Dominique qui s'est exprimée dans
les médias et je la cite en rapportant ses propos. Mon but était
d'équilibrer le débat en présentant des points de vue moins
représentés. Je voudrais insister sur le fait
que mon travail est un travail de recherche universitaire réléchi
que j'ai rédigé dans un état d'esprit modéré
et dans lequel j'ai pesé tous mes mots. Je suis douloureusement surprise
qu'elle me situe dans le camp des ennemis du dialectal : ce n'est certainement
pas le cas. Le débat contre le dialectal existe toujours malheureusement
et je ne fais pas partie de ses détracteurs. Je ne fais pas non plus partie
des détracteurs du littéral. Dans le contexte actuel, c'est
la connaissance de l'arabe dans sa diversité qui est nécessaire. Glottopolitique:
ma part de vérité par Jean-Baptiste Marcellesi Université
de Rouen - CNRS UMR 6065 DYALANG Le premier numéro de
la revue "en ligne" GLOTTOPOL de l'équipe rouennaise est justement consacré aux
rapports entre la "glottopolitique" et l'"Etat-nation". Foued Laroussi m'a demandé
d'intervenir sur ce point qui me touche à cœur et qui a été un de nos thèmes de
travail manifestés entre autres par les numéros de Langue Française n° 25 et de
Langages n° 83 en passant par le Colloque de glottopolitique. En relisant mes
écrits dans ce domaine pour le livre que Thierry Bulot et Philippe Blanchet publient
en ce moment même à l'Harmattan, je n'ai pas cru possible de refuser de livrer
aux lecteurs de GLOTTOPOL quelques réflexions sur ce sujet, plus pour relancer
le débat que pour reproduire en détail ce que chacun peut retrouver facilement.
POURQUOI
"GLOTTOPOLITIQUE ?"
La destinée des termes des Sciences Sociales est
souvent l'occasion d'une adultération. Le colloque international de sociolinguistique
avait déjà souligné comment beaucoup s'étaient emparés ici ou là d'un mot nouveau
pour continuer à faire ce qu'ils faisaient déjà sous une autre enseigne : voir
notamment la table ronde finale des Actes publiés par Bernard Gardin , qui a été
un des esprits les plus novateurs dans la discipline - qu'il me soit permis ici
de lui rendre hommage puisqu'il vient malheureusement de nous être enlevé - et
moi même. Il peut en aller de même pour "glottopolitique". Certes il ne vient
à l'idée de personne de réserver à l'inventeur d'un terme (pour peu qu'on puisse
l'identifier) l'exclusivité de la définition. Mais il me semble légitime de souhaiter
qu'on dise clairement ce qu'on entend par le mot et qu'on explique les raisons
pour lesquelles on opère telle ou telle distorsion. Nous avons, à Rouen, opéré
sur "glottopolitique", différencié de "planification linguistique" ou de "politique
linguistique", tout un travail conceptuel, notamment Louis Guespin et moi-même,
et je crois que le texte paru dans le numéro de LANGAGES consacré justement à
cette discipline doit être repris comme une base de débat et de définition.
[NDLR
: le texte est téléchargeable sous la rubrique Archives.]
REJETER LA STIGMATISATION VERBALE
(JACOBINISME ET ETAT-NATION)
La rigueur dans la dénomination et dans
la définition est d'autant plus nécessaire que le sociolinguiste n'est pas seul
à proposer une terminologie. Le politique notamment occupe le terrain à sa manière,
avançant des mots qu'il piège volontiers. J'ai montré, par exemple, comment "Jacobinisme"
était employé tout à fait légitimement pour désigner un ensemble de principes
et de pratiques politiques et sociaux caractérisés par la constitution de l'An
II mais aussi par l'ensemble des mesures de circonstances prises de Juin 1793
à Juillet 1794. En revanche vouloir faire endosser aux seuls Jacobins la tendance
lourde à uniformiser linguistiquement et à centraliser au maximum la France, soit
pour se réclamer de ce terme soit pour le vilipender, est une stigmatisation verbale.
Un mouvement de très longue durée, engagé plusieurs siècles avant Juin 1793 et
poursuivi par tous les régimes qui ont succédé aux Jacobins à partir de Juillet
1794 ne peut se réduire au rapport de Barère sur "les instituteurs de langue"…
chargés de l'enseignement du français aux citoyens qui en avaient besoin. Pour
ceux qui croient bon d'utiliser le schéma réducteur impliqué par l'emploi erroné
de "Jacobinisme", rappelons que si la Constituante avait prévu de traduire les
décisions officielles dans les langues régionales, c'est Louis XVI qui a opposé
à ce projet son veto. Et si l'Abbé Gégoire a pu être, lui, une figure de proue
de cette démarche glottopolitique unicisante (notamment par le décret du 2 Thermidor
an II, jamais appliqué), il a sauvé sa tête le 9 Thermidor. Pas davantage les
Jacobins n'ont inventé ni la départementalisation (décidée par la Constituante),
ni l'encadrement préfectoral, œuvre de Napoléon Bonaparte. Du reste, imaginons
que les défenseurs des langues régionales (dont je suis) soient désignés comme
"Vendéens" ou "Chouans" ou "Girondins". Quelle dérision ! "Jacobinisme" pour
désigner une politique tendant non pas à doter d'une langue commune un pays diversifié
linguistiquement mais à rendre cette langue unique est un terme qui substitue
la stigmatisation, l'ostracisme au débat.
Un autre mot fonctionnant à l'ostracisme
verbal est "Etat-nation" : pour moi, il s'agit d'un de ces termes que chacun utilise
à sa convenance avec toujours, quand même, une intention de délégitimisation.
On entend employer ce mot avec divers sens dont le trait commun est la stigmatisation
du contenu désigné, quelle que soit la signification exacte, pour peu qu'on lui
en fixe une. Si on prenait le " trait d'union " dans sa fonction fondamentale,
"Etat-nation" devrait englober le signifié d' "Etat" et le signifié de "nation".
Ce serait un Etat qui est en même temps une nation. Signification tout à fait
légitime, "Etat" référant à un espace humain et /ou géographique dans lequel s'exercent
des formes de pouvoir (fixation de règles, de devoirs et éventuellement de droits).
Un "Etat" peut par exemple rassembler pendant un certain temps (parfois durablement)
des populations disparates quant aux règles de vie, à l'histoire, à la culture,
à la langue etc. Il peut donc y avoir des Etats qui ne correspondent pas à une
nation et des nations qui ne correspondent pas à un Etat, que celui-ci ait existé
dans le passé et ait disparu, ou ait été détruit, qu'il soit en projet chez la
majorité ou une minorité de ceux qui en relèveraient. C'est alors que "nation"
correspond parfois à un des sens de "peuple". Normalement " tat-nation" devrait
donc désigner une forme supérieure de construction politique. Ce n'est pas dans
ce sens, légitime, que l'emploient ceux qui y voient une unité lexicale de stigmatisation. D'une
manière générale, l'emploi stigmatisant consiste à faire signifier à ce mot "Etat
qui ne correspond pas à une nation", ou "fausse nation dont l'existence tient
au cadre étatique qui l'a déterminée".
C'est alors que l'on rencontre deux
conceptions opposées de la "nation" ou du "peuple": la nation "à la française",
fondée sur la volonté des citoyens et la nation "à l'allemande", issue de la communauté
ethnique et culturelle. La conception développée par le romantisme allemand au
XIXe siècle est fondée sur la langue, considérée par un tour de passe-passe comme
UNE et sur le territoire (quitte à bricoler des "frontières naturelles"… mobiles),
la culture, les comportements politiques et les valeurs humaines communes. Bien
sûr, il s'agit là de principes sur lesquels les nations prétendaient être fondées
et non pas sur lesquels elles sont nécessairement fondées de manière effective.
Ni du rattachement automatique des individus aux fondamentaux du pays où ils vivent.
La France a pu ou peut faire à telle ou telle époque une large part à des justifications
ou des comportements racistes ou au moins raciaux. Et en sens inverse, bien des
Allemands ont stigmatisé et combattu le racisme. C'est que l'équation "une langue,
un peuple, une nation, un Etat" est discutable ; dans bien des cas, on rattache
des variétés linguistiques à "une" langue parce qu'une construction étatique ou
plus largement politique voire géographique a imposé comme système commun l'une
de ces variétés ou un ensemble de choix formels. De plus, contrairement à ceux
qui affirment qu'il y a un peuple corse parce qu'il y a une langue corse, je crois
avoir montré qu'il y a quelque chose qu'on appelle "langue corse" parce qu'il
y avait une communauté historico-géographique corse. Et si l'on ne s'en tient
pas à la langue littéraire écrite, l'Allemagne n'est pas plus unifiée que la France.
QUELQUES FONDAMENTAUX
Je
voudrais donner à la suite, plus comme des sujets de discussion que comme des
piliers doctrinaux, quelques assertions que, selon moi, nous, l'équipe rouennaise,
avons avancées dans le domaine de la glottopolitique. On peut les discuter et
peut-être les rejeter au terme d'un débat. Mais si on passe sans les prendre en
considération, la glottopolitique que l'on façonnera sera simplement une démarche
traditionnelle dont on aura changé le nom. D'abord les langues ne sont pas un
objet "toujours - déjà-là". On doit les assumer dans leurs variations temporelles,
spatiales, sociales. Il faut avoir à l'esprit qu'il y a une constante glottogenèse
toujours à l'œuvre et que la seule naissance d'une langue est sa reconnaissance.
La conception unifiante (ce qui ne veut pas dire simplement unificatrice) conduit
nécessairement à des formes d'aliénation. Certes la planification linguistique
se raidit devant la variation… Ce n'est pas une raison pour aligner sur elle la
glottopolitique.
D'autre part, sur le terrain, dans le temps ou dans la société,
les langues ne sont pas souvent des réifications aux limites bien nettes. Ce sont
des objets difficiles à compter (combien y a-t-il de langues romanes ?) si on
voit leur existence comme des processus marqués par la dialectique de la satellisation
vs la différenciation, l'identité linguistique étant un élément déterminé même
s'il peut devenir et devient souvent ensuite surdéterminant si on prend pour la
réalité ce qui n'en est que l'ombre. D'où la nécessaire prise en compte, pour
l'enseignement, de stratégies pluralistes et, quand il y a lieu, d'une saisie
polynomique.
Bref je souhaite que le débat commence.
BIBLIOGRAPHIE GUESPIN
L., MARCELLESI J.B., 1975, " Pour la glottopolitique ", dans J.B. Marcellesi (dir.),
pp. 5-31. MARCELLESI J.B. (dir.), 1975, " l'enseignement des "langues régionales"
", LANGUE FRANCAISE N° 25, Larousse. MARCELLESI J.B. (dir.), 1986, Glottopolitique,
LANGAGES N° 83, Larousse. MARCELLESI J.B., BULOT T., BLANCHET Ph. (colls),
2002, Sociolinguistique (épistémologie, langues régionales, polynomie),
Paris, L'Harmattan. GARDIN B., MARCELLESI J.B., 1980, Sociolinguistique :
approches, théories, pratiques, Publications de l'Université de Rouen et Presses
Universitaires de France (2 vol). Aide et conseils pour le téléchargement Vos
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