Revue de sociolinguistique en ligne | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
N°29 | ||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||||
Sommaire
ISSN : 1769-7425 |
Parole de jeunesse : vers une meilleure prise en compte de la différenciation sociale par Michelle Auzanneau, Patricia Lambert, Nadja MaillardVersion complète de cet article : gpl29_00presentation.pdf Les sciences humaines et sociales observent et analysent sous différents aspects les régimes de sens, les jeux sémiotiques et les types d’interaction impliqués dans la différenciation sociale. Quelle est la part proprement langagière de ces processus ? En quoi le langage et les langues contribuent-ils aux différences sociales ? Quelles dimensions – orales, écrites, multimodales – du langage et des langues y sont impliquées ? Au sein des sciences du langage, la sociolinguistique figure parmi les principales disciplines contributrices à ce champ de questionnements. Plus largement, ce sont les linguistiques de la parole qui peuvent contribuer à identifier, décrire et analyser la part langagière (Boutet, 2001) des différences sociales, à savoir les processus langagiers qui participent des dynamiques d’affiliation ou de différenciation relatives à des groupes ou des réseaux sociaux. C’est dans cette perspective que nous avons souhaité consacrer ce numéro à la place et au rôle de la parole dans des processus de différenciation sociale au sein de la jeunesse. Entendu de manière générique, le terme jeunesse réfère ici à une période de transition entre l’enfance et l’âge adulte qui, dans les sociétés occidentales, est le produit de l’allongement moyen de la durée de la scolarisation et de l’entrée dans l’ère de la post-industrialisation. Envisagée comme période de vie, la jeunesse est associée à un ensemble de pratiques sociales ou culturelles. Conçue comme catégorie, elle résulte de constructions discursives et idéologiques qui lui confèrent intelligibilité et opérationnalité. Depuis plusieurs décennies, des recherches sociolinguistiques sur la jeunesse, sur ses aspects socio-identitaires et ses pratiques langagières, contribuent à structurer un domaine de recherche fortement internationalisé, et souvent désigné en anglais par l’expression youth languages (voir Auzanneau & Juillard, 2012). Les études sur les façons de parler des jeunes sont abondantes depuis le début des années 1980, nombre d’entre elles ayant contribué de manière originale et novatrice au domaine. Au fil de sa récente histoire, ce dernier a néanmoins eu tendance à véhiculer, en France tout au moins, une image homogène de la jeunesse contemporaine et de ses modes de socialisation langagière. La constitution même de ce domaine, et certaines approches développées en son sein, ont en effet eu progressivement pour conséquence de négliger la diversité sociologique interne de la jeunesse et certaines formes de différenciations sociolinguistiques qui la traversent. À l’échelle internationale, les premiers travaux consacrés à la façon de parler de jeunes au sein de groupes de pairs remonte aux études sociolinguistiques de William Labov et de ses collaborateurs sur le Black English Vernacular (1972). Depuis, les travaux consacrés aux parlers de jeunes citatins se sont multipliés d’abord aux États-Unis et en Europe, puis sur d’autres continents[1], atteignant leur apogée à la fin des années 1990 avec le développement de la sociolinguistique urbaine. Dès les années 2000, paraissaient les premiers textes de synthèse, ouvrages et numéros de revues consacrés pour tout ou partie aux études des parlers jeunes[2], alors que les colloques ou journées traitant de ces questions se multipliaient. Dans le même temps, la mise en scène médiatique et artistique de formes linguistiquesindexant la jeunesse se diversifiait. Comme le souligne Cyril Trimaille (2004) dans un état des lieux sur les « parlers de jeunes urbains en France »[3], après une période de relative rareté, le nombre des recherches françaises sur les « pratiques langagières de jeunes » s’est multiplié à partir de la fin des années quatre-vingt-dix. Sans pouvoir apporter ici toutes les nuances qu’imposerait un état des lieux approfondi et actualisé de la littérature sur les pratiques langagières de jeunes en France, nous nous bornerons à souligner qu’une part conséquente des travaux – en sociolinguistique et dans d’autres domaines des sciences sociales – s’est progressivement focalisée sur des éléments jugés hors norme dans les pratiques d’une partie ciblée de la jeunesse : tendanciellement masculine, paupérisée, urbaine, héritière des migrations postcoloniales, marquée par le sceau de l’oralité et de l’échec scolaire (Lambert, 2014). Pendant que la banlieue s’affirmait comme le théâtre et le contexte problématique de pratiques marginales et conflictuelles[4], un dispositif catégoriel (Sacks, 1992) était produit et reproduit dans un inter-discours scientifique, politique, éducatif et associatif, sous-tendant le « fond commun discursif » (Lahire, 1999) par lequel la simplification des pratiques sociales et linguistiques accouchait d’un « NYUM », nonmobile younger urban man[5](Auzanneau & Trimaille, 2017). Dans les travaux de sociolinguistique, l’adolescence a été le plus souvent envisagée comme une période d’autonomisation structurée selon un double mouvement : un mouvement de prédilection pour une sociabilité horizontale et d’identification aux normes vernaculaires sous l’influence du réseau de pairs, et un mouvement de divergence par rapport aux valeurs et aux normes des adultes. Les pratiques langagières juvéniles en vigueur dans des espaces urbains périphériques ont ainsi été interprétées comme capables d’indexer, dans le même temps, l’affiliation à un groupe d’appartenance et la désaffiliation à d’autres groupes, notamment (perçus comme) adultes et socialement légitimes (Billiez et al., 2003). Elles ont été amplement décrites comme reflet de la cohésion de groupes dont les valeurs transgressives, viriles et populaires s’opposent à celles perçues comme emblématiques d’un univers à la fois socialement et économiquement dominant et/ou féminin. L’intérêt quasi exclusif pour ce segment de la jeunesse dans nombre de recherches peut être relié, entre autres, à l’attention sociolinguistique pour les vernaculaires conçus à travers leur ancrage territorial local et l’homogénéité socioculturelle et relationnelle de leurs locuteurs (Labov, 1978 [1972])[6]. La focalisation sur des usages d’un entre-soi socialement et géographiquement localisé, et ainsi la singularisation et le figement de l’identité des locuteurs, ont eu pour effet d’effacer l’agentivité d’interactants exploitant un répertoire verbal diversifié et variable. Les différentes formes de « quête » des « parlers ordinaires »[7] n’ont ainsi pas toujours permis d’échapper aux écueils contre lesquels Grignon et Passeron (1989) ont mis en garde les chercheurs travaillant sur les milieux populaires. Les réductions opérées ont notamment pu jouer un rôle non négligeable dans le renforcement d’une image mono-stylistique des locuteurs-types des banlieues largement diffusée dans le champ médiatique, éducatif et politique et pouvant potentiellement infléchir leur action. Plusieurs pistes nous semblent particulièrement pertinentes à développer dans ce sens. Nous retenons ici les trois principales directions indiquées dans l’appel à contribution à ce numéro, dont certains aspects ont été retenus par les contributeurs. La volonté de comprendre comment certains adolescents ou jeunes adultes se trouvent exclus de l’accès aux ressources langagières nécessaires à la réussite scolaire ou à certaines positions sociales invite à poursuivre la réflexion dans une deuxième direction. Avancer dans la connaissance des conditions de socialisation langagière des jeunes de différents milieux sociaux implique de tenter de saisir leur compétence de communication à partir des articulations entre leurs différentes sphères de socialisation (famille, école, voisinage, etc.), et pas seulement dans des circonstances particulièrement favorables à la production d’un vernaculaire entre pairs. Cet objectif pourrait s’appuyer davantage sur des possibilités de passerelles entre, d’une part, le domaine d’étude des pratiques langagières de jeunes et, d’autre part, celui des processus de socialisation langagière (language socialization) ancré dans la tradition de l’anthropologie linguistique nord-américaine (Duranti, Ochs & Schieffelin, 2011). Ces deux courants ou domaines de recherche se sont développés indépendamment depuis près de quarante ans, avec peu de références mutuelles. Il existe pourtant des héritages communs permettant d’entrevoir des croisements et des rapprochements fertiles (Lambert & Trimaille, 2011 ; Lambert, 2014). Un de ces héritages est repérable dans des références aux travaux de Pierre Bourdieu, dont l’appareil conceptuel pourrait jouer un rôle pivot dans des convergences qu’il s’agirait de construire[9]. Les travaux nord-américains sur la socialisation langagière lui ont emprunté le concept d’habitus, en plaçant toutefois assez rarement au premier plan des analyses, nous semble-t-il, la question du rôle des rapports de pouvoir dans les processus de socialisation langagière, ou encore celle de l’orientation socio-spatiale pluriscalaire des locuteurs (Auzanneau & Trimaille, 2017). La possibilité théorique existe toutefois d’envisager à l’aune de la notion de « socialisation langagière » la pluralité des réseaux dans lesquels les locuteurs s’insèrent, circulent et se différencient au cours de leur vie sociale. Afin de mieux cerner ce qui relève du langage et des langues dans la différenciation sociale au sein de la jeune génération considérée dans son ensemble, des problématiques nouvelles pourraient émerger sur la différenciation sociolinguistique, articulées, par exemple, à des enjeux de luttes de reconnaissance. On pourrait notamment espérer dans ce sens des travaux consacrés au rôle du langage dans la construction sociale du genre ou des jeunes élites, questions encore rarement traitées dans le domaine. Dans la continuité de cette réflexion, il nous paraitrait intéressant de développer une troisième piste, en adoptant une perspective contrastive (Auzanneau, 2011), à différentes échelles spatiales ou temporelles. Mettre en regard des pratiques langagières de populations jeunes ou encore des conceptualisations de la différenciation générationnelle dans différents systèmes culturels ou socio-économiques peut produire le décalage nécessaire à une meilleure problématisation de la jeunesse et de son rapport au langage. Cette orientation, attentive à l’organisation culturelle, politique, économique et géographique des sociétés, soulignerait d’abord que la jeunesse, si elle n’est pas une réalité homogène, n’est pas non plus une réalité universelle. Elle soulignerait que, lorsqu’elle est socialement conceptualisée, elle doit être envisagée comme une catégorie à historiciser, éventuellement performée in situ, diversement, notamment grâce au langage (Auzanneau et Juillard, 2012). Ensuite, en mettant l’accent sur ce qui pourrait correspondre plus largement à des phénomènes liés à des conditions particulières de vie, d’activités et de trajectoires sociales, elle permettrait de relativiser les particularismes langagiers que l’on attribue aux « jeunes » et replacerait l’étude des pratiques de jeunes dans une perspective plus « normale » (vs « focalisation sur le déviant », Billiez et al., 2003), contribuant ainsi à démythifier la notion de youth languages. Cette piste contrastive est envisageable à l’échelle internationale, comme à des échelles inférieures. À celle d’un même pays, ou d’une région par exemple, elle permettrait notamment d’affiner la distinction entre urbanité et ruralité dans son rapport au langage ou encore les dynamiques qui les caractérisent et leur impact sur les situations sociolinguistiques et donc, en particulier, sur les pratiques de la jeunesse.Des travaux sociologiques mettent notamment en évidence la division interne aux jeunes issus des classes populaires aujourd’hui, en même temps qu’ils questionnent la catégorie de jeunesse rurale au regard des différences de trajectoires qui les caractérisent (voir par ex. Devaux, 2016). Si un focus particulier sur les univers urbains et les grandes métropoles semble indispensable pour comprendre des dynamiques sociales et linguistiques contemporaines (notamment les dimensions et conséquences linguistiques de la double dynamique de gentrification et de migrations), sans doute faudrait-il aussi considérer d’autres facettes du processus de recomposition économique et sociale des territoires, à l’œuvre par exemple, par hypothèse, dans la formation de nouvelles classes populaires qui se trouveraient de plus en plus tenues à la périphérie des villes mondialisées (Guilluy & Noyé, 2004). Sans ignorer les débats suscités par la formulation de cette hypothèse[10], le versant sociolangagier des phénomènes d’appropriation du territoire local par de nouvelles classes populaires mériterait peut-être une attention accrue de la part de la sociolinguistique de la jeunesse, compte tenu notamment des possibles effets de nouvelles configurations d’entre-soi sociales et scolaires. Ces réflexions, pour lesquelles des approches pluridisciplinaires seraient souhaitables, voire nécessaires, devraient être élargies en tentant non seulement de mieux comprendre les distinctions entre monde rural et monde urbain mais aussi leur interrelation au cœur de la structuration socio-économique, géographique et démographique de l’espace. Enfin, l’attention portée à la mobilité géographique des locuteurs qui contribue à ces dynamiques structurelles ainsi qu’aux différents plans, locaux ou globaux, de leurs interactions, apporterait d’autres éléments de compréhension de la diffusion, de l’adoption ou de la reconfiguration de ressources langagières, au-delà d’une opposition binaire urbain/rural. Ainsi, Maria Candea, à partir des données d’une recherche réalisée sur le langage d’élèves scolarisés dans un lycée classé ZEP de l’Est parisien met en question la notion d’accent de banlieue. Dans la première partie de son article, elle s’interroge sur la pertinence et le fondement de cette catégorie. D’une part, elle affirme la nécessaire déconstruction de la notion qui, dépourvue de réalité linguistique, tendrait à effacer les rapports sociaux de domination sur laquelle elle se fonde. Elle plaide ainsi pour une lecture de la variabilité des pratiques de prononciation à l’aune de la variation de style et de la manifestation de l’agentivité des locuteurs. D’autre part, elle souligne que l’accent de banlieue n’en conserve pas moins une puissance d’agir sociale et reste une catégorie opérationnelle pour construire / produire de la discrimination. Dans la seconde partie de son article, elle s’intéresse à la façon dont trois des élèves auprès desquels elle a mené son enquête envisagent cette notion d’accent de banlieue et se situent par rapport à elle. Les discours épilinguistiques de ces lycéennes rendent compte de postures politiques différentes vis-à-vis de cet « accent ». Cependant quels que soient leur parcours et la position exprimée, aucune de ces élèves n’échappe à cette catégorie et au fonds discursif auquel elle se trouve associée. L’accent, conçu par les élèves interrogées comme un marqueur ou comme un indicateur au sens labovien, apparait en effet comme une ressource stylistique, même pour ceux qui s’en distinguent, en ce qu’il constitue une sorte de repère symbolique pouvant infléchir les conduites et se trouver mobilisé dans la négociation des identités, dont celle de bon élève, par exemple. Patricia Lambert et Laurent Veillard se donnent quant à eux pour objectif de préciser l’énoncé du problème de la différenciation sociolinguistique au regard des propriétés de l’enseignement professionnel sur le terrain français. À partir de deux enquêtes ethnographiques conduites dans des lycées professionnels, ils abordent tout d’abord cette question sur le plan des populations orientées vers la voie professionnelle et sur celui de la position médiane de ses dispositifs de formation entre les univers de l’école et du travail. Le focus ensuite opéré sur un atelier scolaire de formation à la mécanique automobile les conduit à examiner la place d’activités langagières littéraciées dans des différenciations entre élèves-apprentis. Les auteurs montrent en particulier comment ces pratiques participent à des processus différenciateurs à l’œuvre dans le cadre des apprentissages. L’observation de deux binômes permet alors d’envisager la polysémie du « travail pratique » (TP), dont les finalités peuvent être diversement interprétées par les élèves. Les analyses éclairent ainsi non seulement l’hétérogénéité de la parole en atelier, mais aussi la manière dont elle peut participer à l’inégalité des parcours scolaires et à la différenciation sociale au sein d’une population majoritairement issue de milieu populaire. Les auteurs envisagent enfin des pistes de prolongement pour cette recherche, concernant notamment la façon dont les aptitudes langagières des individus sont reconnues ou niées en tant que qualifications donnant un droit d’accès à des diplômes, à des secteurs du marché du travail et à certaines positions sociales. L’article de Violaine Bigot et Nadja Maillard-De La Corte Gomez rend visibles des pratiques d’un genre littéracié nouveau : les « chroniques », récits autobiographiques produits sur les réseaux sociaux par de jeunes femmes se présentant comme issues de la migration et vivant dans des quartiers périphériques de grandes villes. L’article rend compte de la manière dont les conduites discursives des chroniqueuses et des lectrices co-construisent cet espace communicationnel et sa cohésion sous l’action fédératrice de la chroniqueuse. Le récit lui-même, mais aussi les échanges autour du récit entre autrices et lectrices, ou entre lectrices, sont le lieu de production d’auto-catégorisations et de catégorisations fondées sur des critères diversifiés et muables qui rendent visibles et mettent en scène le tissu social complexe dans lequel s’insèrent les participants – dans la cité, hors de la cité et dans l’espace de communication numérique. Le jeu relationnel et son lot de connivences, d’identifications, de différenciations, d’oppositions, est ainsi construit dans l’interaction et mis en scène sur un plan pluriscalaire et temporellement variable. Les échanges étudiés rendent compte de la façon dont les fonctionnalités des ressources langagières plurilingues et pluristyles sont à la fois perçues, construites, scénographiées, par les participantes et fédérées par les chroniqueuses. La jeunesse, selon V. Bigot et N. Maillard-De La Corte Gomez, diversement perçue par les participantes, apparait dans ce cadre comme une catégorie pertinente pour eux, leur permettant de « faire groupe » ou « communauté ». La jeunesse ne suffit pourtant pas à circonscrire les frontières de la sociabilité plurielle et mouvante qui caractérise cet espace communicationnel. En complément de cet ensemble de textes inédits, nous avons souhaité mettre à disposition des lecteurs francophones deux textes susceptibles d’améliorer l’intelligibilité des questions soulevées par le numéro et de nous aider à (ré)outiller notre regard sur la problématique de la part langagière de la différenciation sociale au sein de la jeunesse. Le second texte est une traduction en français de l’article de Penelope Eckert initialement paru en 1988 dans la revue Language in Society sous le titre « Adolescents Social Structure and the Spread of Linguistic Change »[13]. Ce classique de la littérature sociolinguistique (variationniste et ethnographique) anglophone porte sur un processus de différenciation sociale et linguistique chez les adolescents de Détroit à partir de leur entrée dans l’enseignement secondaire, période de brusque polarisation selon deux catégories sociales opposées : les « Jocks » et les « Burnouts ». La discussion repose sur l’hypothèse que l’acquisition de variables phonologiques locales à l’adolescence est intimement liée au développement de l’identité sociale et qu’elle est structurée par un processus socio-différentiel au sein de la classe d’âge. En s’appuyant sur plusieurs années d’observation participante au sein de réseaux adolescents de la banlieue de Détroit, Penelope Eckert met en lumière la dynamique sociale de deux grandes tendances de la variation sociolinguistique à l’échelle de la société : la diffusion régulière du changement phonétique vers l’extérieur depuis les villes et vers le haut dans la hiérarchie socio-économique. Soulignons pour finir une caractéristique commune à ces deux études, à nos yeux particulièrement féconde pour comprendre les processus de différenciation sociolinguistique au sein de la jeunesse. Dans la recherche conduite par Penelope Eckert comme dans celle dont l’article de Jacqueline Billiez et Nassira Merabti rend compte, le choix d’une pratique ethnographique prolongée permet à ces chercheuses de saisir la différenciation sociolinguistique tant du point de vue des acteurs que de leurs pratiques ; il permet également de produire une analyse intégrée des réseaux socio-communicatifs et des dynamiques linguistiques rapportées à des situations de communication variées. C’est, nous semble-t-il, l’une des voies à approfondir si l’on souhaite poursuivre la construction d’un cadre analytique capable de mieux élucider les relations complexes entre le langage et les processus de différenciation/affiliation sociale et individuelle, sans négliger les circonstances dans lesquelles les individus peuvent être porteurs d’une puissance d’agir. Références citées : Voir le texte en téléchargement Notes [1] Voir par exemple Kiessling & Mous (2004) ; Ledegen (2007) ; Caubet et al. (eds) (2004). [6] Ainsi que le rappelaient Conein et Gadet (1998), on sait que l’impulsion du changement linguistique adviendrait : plutôt par des locuteurs de couches sociales défavorisées ; plutôt par ceux qui ne sont pas encore insérés dans le monde du travail ou qui s’en trouvent à la marge ; plutôt par les échanges oraux (vernaculaires) qui prédominent dans des groupes dont les relations sociales s’expriment dans des réseaux denses et relativement fermés.
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Résumés
Cet article repose sur des années d’observation de terrain dans un lycée situé en Seine Saint-Denis, en banlieue parisienne. Nous analysons les discours épilinguistiques de trois lycéennes banlieusardes d’origines différentes qui adoptent des pratiques de prononciation proches de celles défendues par l’école. L’objectif est ici de questionner la pertinence de la notion d’« accent de banlieue » sur un terrain où il est censé être aisément observable et où, pourtant, de nombreux jeunes ne le pratiquent absolument pas. L’article confronte deux positions qui semblent irréconciliables : d’un côté une convergence de discours médiatiques, scientifiques et du tout-venant qui assurent un semblant de consistance à cette notion ; d’un autre côté, les critiques formulées par de nombreux sociolinguistes pour qui l’accent de banlieue, tout comme la variété de « français populaire », repose sur une illusion purement idéologique. Un parallèle avec les débats sur l’idéologie qui, durant longtemps, a justifié l’existence des « races » permet alors d’envisager la complémentarité de ces positions. Nous plaidons, en conclusion, pour un alignement des descriptions phonétiques à visée scientifique sur les autres niveaux d’analyse linguistique. Il s’agit par conséquent d’écarter la catégorie accent social (qu’il soit territorialisé ou non) au profit de celle de style, plus agentive et moins stigmatisante. Mots-clés: sociophonétique du français, accent social, style, idéologie, standard, racisme
Cet article propose de contribuer à une réflexion théorique sur le « parler jeune » en tant que construction idéologique et modèle réflexif d'utilisation de la langue, dans une perspective d’anthropologie sémiotique, à partir de l’exemple du francanglais (ou camfranglais) au Cameroun. La réflexion est basée sur la théorie de la mise en registre (enregisterment) d’A. Agha (2007), selon laquelle un registre ou un style langagier est un modèle culturel d'action qui résulte de processus socio-historiques de « mise en registre », processus par lesquels ses formes et ses valeurs sont reconnues comme distinctes de celles attribuées à d'autres registres, et sont associées à des types spécifiques de pratiques sociales, de personae (locuteurs et interlocuteurs) et d'activités (Agha 2007 : 168). Il s'agit donc de décrire les processus de mise en frontière à l’œuvre dans les discours métapragmatiques de migrants camerounais résidant en région parisienne, âgés de 25 à 30 ans. À travers l’opposition entre langue et argot, qui recoupe celle entre français et francanglais,les sujets réactualisent les idéologies associées à l'argot qui le définissent comme une sous-variété de la langue standard, associée à des interactions informelles et à des valeurs sociales ambivalentes (Agha 2015). Ainsi, ils tracent des frontières non seulement entre des locuteurs types, mais aussi entre deux types de relations sociales : la relation de proximité affective ou de solidarité, basée sur le partage de caractéristiques sociales communes, et la relation de distance ou de pouvoir. Cette analyse nous amène, en conclusion, à problématiser la relation entre langage et jeunesse pour le francanglais : comme pour les autres « parlers jeunes », les formes langagières associées au francanglais indexeraient d'abord, au niveau de l'interaction, des positionnements tels que la familiarité et la proximité affective, ainsi que des caractéristiques personnelles du locuteur et des activités sociales spécifiques, avant d’indexer, de façon indirecte, l’appartenance à une classe d’âge. La relation entre le francanglais et la catégorie « jeune » n'est donc pas directe et exclusive, mais elle dépend surtout du sens que les locuteurs (qu'ils soient ou non perçus comme « jeunes ») veulent construire en interaction.
Parmi les secteurs éducatifs directement concernés par la hiérarchisation des valeurs des compétences langagières de la jeunesse scolarisée, les filières professionnelles méritent selon nous une attention particulière. Cet article se donne ainsi pour objectif de préciser l’énoncé du problème de la différenciation sociolinguistique au regard des propriétés de ce secteur éducatif professionnalisant. À partir de deux enquêtes ethnographiques, nous abordons tout d’abord cette question sur le plan des populations scolarisées dans les lycées professionnels et sur celui de la position médiane de la voie professionnelle entre les univers de l’école et du travail. Le focus ensuite opéré sur un atelier de formation à la mécanique automobile nous amène à examiner la place d’activités langagières littéraciées dans des différenciations entre élèves-apprentis. L’observation de deux binômes permet alors d’envisager la polysémie du « travail pratique » (TP) tout en mettant au jour des exigences discursives possiblement différenciatrices. Les résultats invitent finalement à poursuivre l’analyse de la part langagière de la différenciation socio-scolaire à partir d’une ethnographie de la parole dans les ateliers d’école. Celle-ci pourrait notamment contribuer à éclairer la façon dont les aptitudes langagières des individus sont reconnues ou niées en tant que qualifications donnant un droit d’accès à des diplômes, à des secteurs du marché du travail et à certaines positions sociales. Mots clés : formation professionnelle initiale, pratiques langagières, littéracie, interaction, discours, ethnographie
Dans une perspective pluridisciplinaire, cet article examine la mise en œuvre de la catégorie jeune dans le contexte sociopolitique de la république populaire de Hongrie à la veille de et pendant la révolution de 1956. L’examen du dispositif de catégorisation Kader et de sa mise en œuvre par les membre du parti communiste hongrois montre la centralité des pratiques langagières pour aborder la question de l’adhésion de la jeunesse à l’idéologie totalitaire (problème soulevé en historiographie du totalitarisme) et de la dimension nécessairement contextuelle de la définition de la jeunesse (problème soulevé en sociologie de la jeunesse). Le corpus sur lequel repose cette étude est constitué par un recueil de témoignages intitulé Jeunesse d’octobre, publié par l’essayiste Nicolas Baudy en 1957, alors que le parti communiste français soutenait sans réserve la répression soviétique. On observera comment l’attribution de la catégorie jeune s’actualise dans une paire catégorielle surveillant/ surveillé et devient pour les membres du parti un outil de contrôle de la jeunesse, qui déploie quant à elle des méthodes pour retrouver un espace de liberté. Mots clés : catégorisation ; jeunesse ; ethnométhodologie ; pratiques langagières ; totalitarisme ; communisme ; Révolution Hongroise de 1956
Depuis le début de années 2010 sont mis en ligne, sur différents réseaux sociaux (notamment facebook), des récits autobiographiques, dont les auteurs se présentent généralement comme des jeunes filles vivant dans les quartiers périphériques des grandes villes. Ces chroniques, qui se comptent par centaines, fédèrent, pour les plus populaires d’entre elles, plusieurs dizaines de milliers de lecteurs (le plus souvent des lectrices). Mots-clés : espaces sociolinguistiques, réseaux sociaux numériques, littéracie numérique, catégorisation, différenciation langagière, parler jeunes, chroniques.
Cette contribution s’intéresse à une mise en discours cinématographique des pratiques langagières de jeunes femmes socialisées en banlieue : elle analyse les stratégies activées par les trois héroïnes principales du film Divines - l’histoire d’une jeune femme vivant dans un campement de Roms et aspirant à la réussite sociale -, pour gérer et rendre intelligible leurs identités en négociation. Mots-clés : Variation, construction identitaire, langue des banlieues, genre, analyse de discours
Ce résumé est une traduction du résumé paru dans le texte original (1988, Language in society, 17, 2, © Cambridge University Press, translated with permission.). Une observation participante détaillée auprès d’adolescents de la région de Détroit apporte des explications aux mécanismes de diffusion des changements phonétiques des centres urbains vers la périphérie et du bas vers le haut de la hiérarchie socio-économique. L’usage de variables phonologiques locales à l’adolescence est déterminé par une structure sociale au sein de la classe d’âge, dominée par deux catégories sociales opposées et souvent polarisées, reposant sur l’environnement scolaire. Nous appellerons ces catégories les « Jocks » et les « Burnouts » dans l’établissement scolaire que nous étudierons. La première incarne la culture de la classe moyenne et l’autre celle de la classe ouvrière, et toutes deux font le lien entre une structure sociale adolescente et une classe socio-économique adulte. Les différences entre les cultures Jock et Burnout engendrent des différences dans la structure du réseau social et dans le rapport à la zone urbaine et de fait, aux changements phonétiques en milieu urbain. La classe socio-économique des parents a un lien avec l’appartenance à une catégorie mais sans la déterminer ; et si l’appartenance à une catégorie est une variable explicative notable de la variation phonologique, la classe socio-économique des parents, elle, ne l’est pas. (Variation, changements phonétiques, adolescents, dialectes urbains, dialectes de banlieue, établissements scolaires)
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